Historienne de l’art, je suis l’une des quelques spécialistes mondiales du peintre cubain Wifredo Lam (1902-1982). Assistante de conservation à la Société de Défense de l’œuvre de Wifredo Lam Wiredo Lam (2001 -2006), j’ai dédié mon doctorat à la place de la figure féminine dans le discours tant artistique que poétique de ce peintre majeur du XXe siècle ; travail publié en 2015 aux éditions L’Harmattan sous la forme d’une monographie. J’ai également organisé des expositions de ses œuvres à Paris et en Nouvelle-Calédonie et réalisé leurs catalogues respectifs. Depuis une dizaine d’années, c’est comme consultante que je continue de soutenir l’action de la SDO Wifredo Lam.

WIFREDO LAM ET L’ÉTERNEL FÉMININ

par Peggy Bonnet Vergara

Quelle place occupe la femme dans l’œuvre de Wifredo Lam, dans le discours tant artistique que poétique de cet homme
« rabordaille » qui a su, mieux que quiconque, interpeller l’humanité sur son identité et exprimer, au delà de toutes singularités de nature ethnique, sociale, culturelle ou spirituelle, sa profonde universalité ?

Représentée de façon réaliste, schématique ou fantastique, élevée au rang d’icône, d’emblème ou d’idole totémique, parée d’une pluralité d’identités aussi bien bénéfiques que maléfiques, la femme se présente chez Lam sous les traits d’une créature omniprésente et omnipotente, dont les visages multiples et bien souvent simultanés reflètent le principe féminin dans sa diversité, sa complexité et son ambiguïté.

En retraçant l’historiographie de la figure féminine dans l’œuvre de Wifredo Lam, cet ouvrage propose de mettre en lumière le rôle et le statut que l’artiste a voulu assigner à son sexe opposé non seulement au sein de son extraordinaire bestiaire personnel mais également dans l’écriture culturelle de son temps.


Informations éditoriales

  • Textes : Peggy Bonnet Vergara
  • Editions : L’Harmattan, Paris
  • Collection : Histoire et idées des Arts
  • Format : 24 x 15 cm
  • Nombre de pages : 288 pages, 108 illustrations, dont 33 en couleurs
  • ISBN : 978-2-343-06810-7
  • Parution : juillet 2015

L’éditeur et diffuseur

L’Harmattan, Paris
www.editions-harmattan.fr/

Parcours d’un peintre universel

par Peggy Bonnet Vergara Tous droits de reproduction et de traduction réservés. GENESE D’UN PEINTRE, 1902-1941 Né le 8 décembre 1902 à Sagua la Grande, à Cuba, Wifredo Lam est le huitième et dernier enfant d’un père chinois et d’une mère descendante d’Espagnols et d’esclaves africains. Après avoir grandi dans la campagne cubaine, où il fut brièvement introduit à la santería (culte afro-cubain), le jeune homme étudie, de 1918 à 1923, la peinture et le dessin à l’académie San Alejandro de La Havane. Les années espagnoles   En 1923, il obtient une bourse pour poursuivre sa formation à Madrid. Portraitiste doué, il étudie les tableaux des grands maîtres au musée du Prado (Velázquez, Goya, Bosch, Brueghel…), tout en s’intéressant aux nouvelles tendances de l’art moderne (Gauguin, Cézanne, Picasso, le surréalisme). Il se marie avec une Espagnole en 1929, devient père d’un petit garçon en 1930, mais perd l’année suivante sa jeune famille, victime de la tuberculose. Ce drame le hantera toute sa vie. Effondré, Wifredo Lam extériorise sa douleur dans ses toiles, créées sous l’impulsion de l’automatisme surréaliste. Lorsque la Guerre Civile espagnole éclate en 1936, Lam s’engage du côté des forces républicaines. Il prend les armes, dessine des affiches de propagande et travaille dans une usine d’armement. Intoxiqué par les produits chimiques en 1937, il est soigné près de Barcelone, où il étudie l’art de Henri Matisse et rencontre le peintre Manolo Hugué. Ce dernier l’encourage à se rendre à Paris afin de rencontrer Picasso. Wifredo Lam dans son atelier rue Armand Moisant, Paris, 1940. L’aventure parisienne   En mai 1938, Wifredo Lam gagne Paris et se présente à Picasso. Une amitié sincère s’établit aussitôt entre les deux hommes, qui s’admireront toute leur vie réciproquement. Picasso joue pour son cadet le rôle de protecteur et d’intercesseur : il fait en sorte que le Cubain ne manque de rien pour peindre et l’introduit dans le milieu culturel local, en le présentant à ses amis poètes, artistes, critiques et marchands d’art : Tristan Tzara, Paul Éluard, Henri Matisse, Joan Miró, Fernand Léger, Georges Braque, Dora Maar, Man Ray, Michel Leiris, Pierre Loeb, Christian Zervos, Pierre Mabille… Les figures que Lam peint à cette époque deviennent hiératiques, stylisées, à l’image des sculptures africaines qu’il découvre en visitant, en compagnie de Michel Leiris, le musée ethnographique du Trocadéro et les galeries spécialisées de la capitale. Madame Lumumba, 1938, gouache sur papier Wifredo Lam, Madame Lumumba, gouache sur papier, 1938. Le séjour marseillais   En juin 1940, lorsque les Allemands entrent dans Paris, Wifredo Lam et sa compagne Helena Holzer se réfugient en zone libre, à Marseille, d’où ils espèrent pouvoir quitter l’Europe en guerre. De nombreux artistes et intellectuels, dont beaucoup de surréalistes, ont également rejoint la cité phocéenne : André Breton, Victor Serge, Benjamin Péret, Oscar Domínguez, Max Ernst, André Masson, Victor Brauner, Jacques Hérold… Pour tromper l’attente et l’ennui, ils se réunissent dans un café du Vieux-Port ou à la villa Air-Bel, logement de Breton et de sa famille mis à disposition par le Centre Américain de Secours, pour pratiquer divers jeux de création sollicitant l’automatisme et l’exploration de l’inconscient : cadavres exquis, dessins automatiques, collages… Parmi leurs réalisations collectives : le Jeu de Marseille, un jeu de carte dans lequel les familles et les personnages habituels ont été remplacés par les icônes et les valeurs du mouvement surréaliste. Pendant ce séjour, André Breton écrit le poème Fata Morgana et demande à Lam de l’illustrer. Les nombreux dessins préparatoires que celui-ci exécute marquent la naissance du nouveau monde formel de l’artiste, de son univers graphique particulier, empreint de métamorphoses et de poésie. Lam avec d’autres artistes réfugiés à la villa Air-Bel, Marseille, 1940. CUBA: LA NATURE ET LES DIEUX, 1941-1946   Retour au pays natal   Le 25 mars 1941, Wifredo Lam et sa compagne embarquent, avec André Breton, sa famille et plus de trois cents voyageurs, dont Claude Lévi-Strauss, à bord du « Capitaine Paul-Lemerle », direction le Nouveau Monde. En route, ils font escale à la Martinique, où André Breton et Wifredo Lam font la connaissance d’Aimé Césaire. C’est le début d’une amitié indéfectible et d’une collaboration artistique fructueuse entre Césaire et Lam. En juin 1941, André Breton gagne New York, où il reconstituera un cercle surréaliste qui aura une grande influence sur les milieux artistiques d’avant-garde. Lam arrive, quant à lui, à Cuba au mois d’août et découvre un pays dominé par la corruption, la mafia et les discriminations de toutes sortes. Lam devant La Jungla, La Mañana verde et La Silla, dans son atelier de La Havane, 1943. La Jungla   Fasciné par la beauté sauvage des Tropiques et immergé dans le monde spirituel afro-cubain (santería, culte du palo monte, rites de la société secrète abakuá), Lam s’attèle à livrer en peinture un combat similaire à celui de Césaire en faveur de la reconnaissance de l’homme noir. Entre 1942 et 1943, il donne naissance à La Jungla, véritable manifeste pictural en l’honneur de la poésie des Noirs et de la décolonisation culturelle de son pays, qui le propulse sur la scène artistique mondiale. Dès lors, le foisonnement, le mystère et la magie de sa Caraïbe natale explosent dans ses toiles, où se mêlent, dans un univers symbolique, mythique et spirituel syncrétique, les formes humaines, animales et végétales. Considéré, par son compatriote l’écrivain Alejo Carpentier, comme un messager du « réel merveilleux », de cette magie naturelle spécifique à la Caraïbe et au continent américain, Wifredo Lam poursuit sa quête d’une œuvre plastique capable de faire travailler l’imagination et créé des tableaux à profusion. 43.12 Wifredo Lam, La Jungla, huile sur papier marouflé, 1942-43. La nuit en Haïti   L’hiver 1945-46, Lam retrouve Breton, en Haïti où ils ont été invités par leur ami Pierre Mabille, alors attaché culturel de la France libre. Lam expose ses toiles au centre d’art de Port-au-Prince tandis que Breton prononce des conférences incitant les Haïtiens à lutter contre l’impérialisme. Les trois hommes assistent à des cérémonies vaudous et rencontrent les artistes et les intellectuels haïtiens. Leur impact sur le milieu culturel local est fondamental. Au mois de janvier 1946, une insurrection éclate, provoquant la chute du régime dictatorial d’Élie Lescot. Breton et Mabille sont expulsés. Lam retourne à La Havane, où se tient sa première exposition personnelle sur sa terre natale. Peu après, il se rend aux États-Unis, où il rencontre les artistes Marcel Duchamp, Arshile Gorky, Robert Motherwell, Roberto Matta, entre autres, avant de gagner l’Europe, où il revoit ses amis Picasso et Césaire et fait la connaissance d’Asger Jorn, futur fondateur du mouvement CoBrA. Wifredo Lam et André-Breton, Haïti, 1946. UNE OEUVRE UNIVERSELLE, 1946-1957   Le peintre des profondeurs   Depuis 1944, Wifredo Lam étudie l’alchimie, l’hermétisme, l’ésotérisme, la philosophie taoïste et la psychanalyse jungienne. Autant de domaines qui traitent de la conjonction des opposés, du potentiel de métamorphose et de renaissance et de la vision d’un monde où chaque être, chaque élément est une composante d’un tout indifférencié. Les œuvres qu’il créé à cette époque reflètent sa profonde analyse de la psyché humaine et de ses projections mystiques et spirituelles. À partir de 1946-47, ses tableaux, peints de nuit, s’assombrissent ; ses figures inquiétantes et énigmatiques participent au Grand Œuvre, s’appliquent, dans une dynamique de création-destruction-reconstruction, à la synthèse de la matière et de l’esprit, à l’élaboration de la pierre philosophale, symbole du perfectionnement, de la transcendance de l’âme humaine. Les toiles du Cubain constituent désormais des paraboles du processus d’individuation (réalisation de soi), tel que défini par Carl Gustav Jung, qui passe par l’unification du conscient et de l’inconscient et qui représente la condition nécessaire d’une cohésion plus intensive et plus universelle entre les hommes. En confrontant le spectateur avec le côté obscur de la nature humaine, Lam cherche à révéler, au-delà de toute appartenance culturelle, ce qu’il y a d’universel en l’homme. Wifredo Lam devant Bélial, empereur des mouches, La Havane, 1948. Un nouveau mythe   Entre 1946 et 1952, le peintre partage son temps entre La Havane, New York et Paris, où il participe à diverses expositions et créations collectives tant avec les surréalistes qu’avec les artistes nord-américains et cubains. En 1950, Wifredo Lam et Helena Holzer se séparent. L’année suivante, lauréat d’une bourse du gouvernement cubain, il se rend en Europe pour poursuivre sa carrière. En 1954, il s’installe à Paris, à la villa Alésia, et continue de matérialiser dans ses œuvres le règne de ses créatures originales menant bataille pour l’avènement d’une ère nouvelle, d’une meilleure humanité, basée sur une émancipation totale, une renaissance culturelle et spirituelle de tous les hommes. 058Lam Wifredo Lam, Les Noces, huile sur toile, 1947. Entre l’Ancien et le Nouveau monde   Tout au long des années 1950, Wifredo Lam ne cesse de voyager et de se lier avec des artistes et des poètes de tous horizons (Europe du Nord, Scandinavie, Italie…) et mouvements (École de Paris, CoBrA, mouvement international pour un Bauhaus imaginaire, Phases, movimento nucleare, Internationale situationniste…). En 1955, il se rend au Venezuela pour décorer, avec Calder et Vasarely, l’université de Caracas. Cette même année, il rencontre la jeune artiste suédoise Lou Laurin, qui deviendra sa femme en 1960 et la mère de ses trois autres garçons. Entre-temps, il voyage au Mato Grosso avec sa compagne Nicole Raoul, qui lui donnera un fils en 1958. En 1957, Lam séjourne à Milan, avec les artistes Piero Manzoni, Enrico Baj, Lucio Fontana et rencontre Giorgio Upiglio, maître graveur avec lequel il créera la plupart de ses œuvres gravées. Puis, il gagne, avec Lou Laurin, le Mexique et Cuba. 18.Pablo Picasso et Wifredo Lam, Vallauris, ca 1954 Pablo Picasso et Wifredo Lam, Vallauris, ca 1954. UNE CARRIERE INTERNATIONALE, 1957-1982   Errance et reconnaissance   Entre 1957 et 1961, Wifredo Lam vit et travaille entre les États-Unis, la France et l’Italie. En 1961, pendant la guerre d’Algérie, le peintre, victime de comportements racistes, quitte Paris et s’installe en Suisse. L’année suivante, il fait construire une maison et un atelier à Albisola Mare, en Italie, une petite commune de Ligurie devenue le lieu de rendez-vous estival de nombreux artistes internationaux (Lucio Fontana, Enrico Baj, Asger Jorn…). Tout au long des années 1960 et 1970, Lam multiplie les expositions personnelles et collectives aux quatre coins de monde. Les différents milieux d’avant-garde le célèbrent en tant que porte-parole de la culture de métissage et initiateur d’un art universel. En 1964, il reçoit le Guggenheim International Award de New York et le prix Marzotto de Valdino. En 1972, c’est le prix de la 36ème Biennale de Venise qui lui est décerné. Ses nouvelles peintures présentent une palette chromatique réduite, limitée à des tonalités telluriques, tandis que ses figures deviennent plus incisives, plus mécaniques, dotées d’une anatomie parfois tubulaire. Ces êtres, qui participent aux mêmes rituels d’offrande, de possession et de métamorphose, semblent être autant les témoins des progrès technologiques de cette époque que le reflet de la nouvelle humanité en marche. Interconnectés entre elles, ses créatures ont transcendé les limites séparant matérialité et spiritualité pour célébrer l’essence même de la vitalité et le pouvoir de création. 66.11 Wifredo Lam, Le Tiers-Monde, huile sur toile, 1966. Un artiste engagé   Peintre aux convictions politiques fortes, Lam a manifesté un grand enthousiasme lors du triomphe de la Révolution cubaine. Considéré comme un « artiste national », il reçoit en 1965 la commande d’une œuvre pour le palais présidentiel de La Havane. Il se rend à Cuba en 1963, rencontre Fidel Castro et réalise El tercer mundo, une toile de grande dimension célébrant l’émergence et l’affirmation politique, sociale et culturelle du Tiers-Monde. En 1967, Lam fait se déplacer, à La Havane, l’annuel Salon de Mai de Paris : une centaine d’artistes, d’intellectuels et d’écrivains, tous courants confondus (César, Erró, Hundertwasser, Marguerite Duras, Gherasim Luca, Paul Rebeyrolle…) apportent ainsi leur soutien à la Révolution. En 1968, Lam participe avec Aimé Césaire et Michel Leiris au Congrès culturel de La Havane. Exploration d’autres médiums   Dans les années 1960 et 1970, Wifredo Lam réalise un grand nombre d’œuvres gravées et lithographiées pour plusieurs projets éditoriaux avec ses amis poètes et écrivains. Il s’initie aussi à la sculpture et surtout, à partir de 1975, à la céramique, medium mariant la terre et le feu qui le surprend et le fascine. En 1978, l’artiste est victime d’une attaque cérébrale qui le laisse partiellement paralysé et le cloue dans un fauteuil roulant. De sa main droite encore valide, il continue à créer dessins, pastels et gravures. Nostalgique de son pays, il se rend à Cuba en 1980. De retour en Italie, il tient à terminer les eaux-fortes pour Annonciation, commencées dans les années 1960. Wifredo Lam décède à Paris, le 11 septembre 1982, à l’âge de 79 ans. Selon ses vœux, ses cendres sont ramenées à La Havane, où des funérailles nationales sont organisées. E-74.29 Wifredo Lam, eau-forte pour « Contre une maison sèche » de René Char, 1974. HERITAGE   À une époque où les sociétés sont marquées et transformées par la mondialisation, les progrès technologiques, le matérialisme, les migrations de population, le déracinement culturel, la montée des nationalismes et autres périls menaçant notre humanité, l’œuvre de Wifredo Lam, qui nous invite à retrouver et entretenir notre part tant individuelle que collective de spiritualité et nous enjoint à conserver et pérenniser les sentiments d’humilité, de fraternité et d’égalité, se doit d’être connue et partagée. Lam en 1980 Wifredo Lam à La Havane, 1980.

Dialogues d’outre-monde. Résonances kanak autour d’Annonciation

Catalogue de l’exposition Dialogues d’outre-monde. Résonances kanak autour d’Annonciation.

Centre culturel Tjibaou, salle Komwi, village 2. 27 juin – 30 septembre 2012.

Ouvrage reproduisant les œuvres exposées (poèmes de Césaire, œuvres de Teddy Diaïke, poèmes de Paul Wamo, eaux-fortes de Wifredo Lam, œuvres d’art kanak et océanien du musée de Nouvelle-Calédonie) et présentant des textes sur l’amitié entre Aimé Césaire et Wifredo Lam, sur la vitalité de la création artistique kanak contemporaine ainsi que sur Wifredo Lam et l’art tribal.

  • Conception éditoriale : Peggy Bonnet Vergara
  • Textes d’Emmanuel Tjibaou, Emmanuel Aubinais, Pétélo Tuilalo et Peggy Bonnet Vergara
  • Maquette : Hans Vergara
  • Editions : Agence de Développement de la Culture Kanak – Centre Culturel Tjibaou, Nouméa
  • Reliure : Collé, couverture souple
  • Format : 23 x 23 cm
  • Nombre de pages : 64 pages couleurs
  • Parution : 2012
  • ISBN : 978-2-909407-99-9
p-48-49 p-54-55

Wifredo Lam et l’art tribal

par Peggy Bonnet Vergara

Tous droits de reproduction et de traduction réservés.

Article publié dans le catalogue de l’exposition Dialogues d’outre-monde. Résonances kanak autour d’Annonciation. Edition: Agence de Développement de la Culture Kanak – Centre Culturel Tjibaou, Nouméa, 2012.

Crédits photo: Eric Dell’Erba.

L’art tribal, d’origine africaine et océanienne, a joué un rôle fondamental dans la vie de Wifredo Lam, en influant autant sur sa conception spirituelle de l’art que sur l’élaboration de son écriture stylistique propre. C’est au musée archéologique de Madrid, devant des sculptures ibériques et précolombiennes, que le Cubain, âgé d’une vingtaine d’années, prit conscience que la « création artistique correspond à une affirmation de la dignité de l’homme face à ce qui tend à le dominer, la nature ou ses maîtres »(Max-Pol Fouchet, Wifredo Lam, Paris, Éditions Cercle d’Art, 1989, p. 79). Ce potentiel de l’art en tant qu’instrument de combat, Wifredo Lam le mit pleinement en pratique à partir de 1938, à Paris, lorsque, après avoir participé activement à la Guerre d’Espagne, il se mit à peindre et à dénoncer ce qui avait le plus de sens pour lui : la souffrance, la désolation et l’impuissance du peuple espagnol face à la barbarie.

En s’appuyant sur la plastique africaine (masques bembé, bambara, baoulé, lwalwa, reliquaires kota, statuaires dogon, yoruba, sénoufo…), qu’il découvrait alors au côté de Picasso et de Michel Leiris, et sur le concept du masque permettant d’effacer les personnalités individuelles au profit d’une essence d’ordre supérieur, Lam créa des figures hiératiques, méditatives, pourvues d’un visage-masque, lesquelles, en étant élevées au rang d’emblèmes, exprimaient le droit à la dignité de tout être humain. Comme le relata l’artiste, c’est Picasso, qui, dès leur première rencontre en 1938, le confronta à la sculpture africaine : « Après m’avoir salué, Picasso m’entraîna vers une pièce où il conservait de nombreuses sculptures africaines. L’une d’elles, la tête d’un cheval, m’attira aussitôt. Elle était placée sur un rocking-chair. En passant à côté, Picasso imprima un léger mouvement au siège de telle sorte que la sculpture se balança, comme si elle avait été vivante. ‘Quelle sculpture magnifique ! Je l’ai attachée au fauteuil pour la faire bouger sans qu’elle tombe’. Il ajouta : – ‘Vous devez en être fier’. – ‘Fier de quoi ?’ lui demandai-je. ‘Que cette sculpture ait été faite par un Africain et que vous portez le même sang dans vos veines !’» (Wifredo Lam, « Mon amitié avec Picasso », La Quinzaine littéraire (Paris), n° 359, 16-30 novembre 1980). Par la suite, Picasso demanda à Michel Leiris d’enseigner au Cubain « l’art nègre », ce qu’il fit, entre 1938 et 1940, en lui faisant visiter le musée ethnographique du Trocadéro et les galeries spécialisées de la capitale. Dès lors, Wifredo Lam, séduit par la force et la beauté de arts tribaux, adopta définitivement dans ses œuvres, outre diverses références formelles, la majesté et la gravité de la statuaire africaine.

Réfugié en 1940 à Marseille, Lam fut ensuite familiarisé, sous l’influence d’André Breton et des surréalistes, à la conception magique de la création artistique, appréhendée non seulement à travers l’exploration de l’inconscient, le monde des rêves ou la pratique du dessin automatique, mais également par le biais de l’art océanien, célébré par les surréalistes pour sa diversité, sa liberté de formes et sa forte charge mythique. Nourri de cette exaltation du merveilleux, de l’amour et de la magie, le peintre, entre 1940 et 1941, donna naissance à son univers graphique particulier, articulé autour d’un syncrétisme complexe, tant formel que spirituel.

Après sa rencontre avec Aimé Césaire en 1941, le Cubain entreprit de contribuer, lui aussi, à libérer la culture noire, trop longtemps soumise et ignorée, en révélant ses mystères, ses richesses et ses souffrances : « Je voulais de toutes mes forces peindre le drame de mon pays, mais en exprimant à fond l’esprit des nègres, la beauté de la plastique des Noirs. Ainsi, je serais comme un Cheval de Troie d’où sortent des figures hallucinantes, capables de surprendre, de troubler les rêves des exploiteurs. » (Max-Pol Fouchet, Wifredo Lam, Paris, Éditions Cercle d’Art, 1989, p. 192). Son idée était de prendre l’art africain et de le mettre, à travers ses toiles, en fonction de son monde propre. C’est ce qu’il fit dès son retour à Cuba, en 1942, en créant une profusion d’œuvres magistrales, telle que La Jungla, véritable manifeste en faveur de la décolonisation culturelle du monde antillais, qui le propulsèrent sur la scène artistique internationale.

Lors d’un voyage en Europe en 1946, Wifredo Lam acquit les premières œuvres de sa collection d’art tribal : une statuette baoulé, un cimier-antilope bambara, une coupe cérémonielle dogon, des haches cérémonielles kanak et papoue… Au fil des ans, il ne cessa d’enrichir cette collection qui comptera au total soixante-sept pièces d’Afrique et de Mélanésie, dont des fougères du Vanuatu, des statues abelam, des boucliers asmat, un tambour de Kariwari River, un masque malangan, des figures maprik, un crocher de suspension de la vallée du Sepik… Fasciné par l’art mélanésien, plus particulièrement par l’art papou et kanak, Lam, à partir de 1946-47, introduisit dans l’anatomie de ses figures plusieurs formes empruntées à ces arts, comme les gueules oblongues des masques iatmul et kambot (Moyen et Bas Sepik), les appendices saillants des figures yipwon (Moyen Sepik), certains motifs de bouclier asmat (Irian Jaya) ou encore ceux des pendentifs tema (îles Salomon).

Les nouvelles créatures hybrides et ténébreuses qu’il dépeint, ses guerriers sur le qui-vive, ses êtres accusateurs incarnent autant la misère et la révolte des peuples opprimés que l’animalité de l’être humain et la face sombre de sa psyché. Lam utilisa ainsi l’impact émotionnel provoqué par certaines formes de l’art mélanésien pour refléter « la terreur de l’ineffable, la terreur de soi-même, de l’homme » (Wifredo Lam, « En présence d’une toile blanche… », Cahiers d’art (Paris), XXVIe année, 1951, p. 181-189). Son but était de confronter, grâce à ces toiles, le spectateur à la fascination et à la terreur premières et de l’inviter à s’interroger sur son existentialité et sa place au sein de l’univers afin qu’il opère, ensuite, sa propre transmutation psychique. Comme dans les sociétés tribales, ce processus de mort initiatique est un processus indispensable que l’initié doit entreprendre pour renaître et poursuivre son évolution. Lam incitait l’homme du XXe siècle à faire un retour loyal et profond sur lui-même, sur sa propre nature, pour qu’il retrouve son humanité primordiale et réintègre une existence immaculée.

Tout au long de sa vie, Wifredo Lam poursuivit son combat artistique en faveur d’une humanité meilleure, fraternelle, dont le salut résiderait dans le retour impérieux à l’essence poétique du mythe et au langage du cœur. Cette ère nouvelle, qui prendrait en considération l’être humain dans sa totalité physique, culturelle et psychologique comme dans son universalité, il l’a appelée de ses vœux à travers les figures totémiques qui peuplent ses toiles, la présence des esprits et des dieux, l’évocation de rites et de transes.

Guidé par l’art tribal et sa spiritualité, Wifredo Lam, dans son voyage initiatique aux sources de l’art et de la création, a redécouvert le secret oublié du langage premier et univers des symboles. Tel un alchimiste, un sorcier ou un magicien, il a renoué avec le fond mythique de l’humanité et s’est appliqué à faire révéler « l’étincelle divine » qui habite chacun de nous.

Wifredo Lam et la poésie

par Peggy Bonnet Vergara

Tous droits de reproduction et de traduction réservés.

Wifredo Lam a toujours été sensible à la poésie et la littérature. En Espagne, il appréciait la lecture des écrits de García Lorca, de Khalil Gibran ou de Valle-Inclán. À Paris, il fréquentait les écrivains et poètes du cercle surréaliste tandis qu’à Marseille il inaugura, en 1941, son activité d’illustrateur avec le long poème Fata Morgana d’André Breton. Ce qui, dit-il, permit à sa peinture de s’élargir, de trouver sa véritable expression personnelle, c’est la présence de la poésie africaine. C’est par son contact avec la poésie d’Aimé Césaire comme par ses retrouvailles avec la richesse naturelle et culturelle de son pays que Lam, au début des années 1940, s’est proposé de réaliser, en peinture, une plastique poétique équivalente à celle qu’il admirait dans les chants populaires afro-cubains. Pour lui, « la peinture est un poème dynamique, en aucun cas prisonnier du formalisme ».

Tout au long de sa vie, Wifredo Lam a entretenu une relation privilégiée avec les écrivains et les poètes de son temps. Ainsi, Alejo Carpentier, Nicolás Guillén, André Breton, Aimé Césaire, Benjamin Péret, René Char, Tristan Tzara, Michel Leiris, Pierre Mabille, Ernest Hemingway, Gherasim Luca, Alain Jouffroy, Joyce Mansour, José Pierre, Édouard Jaguer, Jean-Jacques Lebel, Lasse Söderberg, Alain Bosquet, Gabriel García Márquez, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Dupin, Philippe Soupault… ont-ils été ses amis proches et beaucoup d’entre eux ont été inspirés pour rédiger des articles ou des poèmes sur le Cubain et sur son oeuvre. Parallèlement à sa création picturale, Lam a réalisé, à partir des années 1950, un grand nombre d’oeuvres gravées et lithographiées pour les catalogues ou les affiches de ses expositions, pour des revues artistiques ou culturelles (comme celles liées au mouvement Phases ou XXe siècle), pour des portfolios individuels ou collectifs ou encore pour des recueils de poèmes de ses amis écrivains.

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Wifredo Lam, eau-forte pour « Apostroph’Apocalypse » de Gherasim Luca, 1964.

Premiers pas

Dans les années 1940 et 1950, Lam réalise ses premières initiatives dans le domaine de l’illustration et de la gravure. En 1943, il crée trois dessins pour la version cubaine de Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. En 1953, il illustre de cinq eaux-fortes le recueil Le Rempart de brindilles de René Char, puis, en 1955, il exécute quatre lithographies pour La Terre inquiète, un ouvrage du poète martiniquais Édouard Glissant. Mais c’est surtout à partir du début des années 1960, suite à sa rencontre avec l’imprimeur milanais Giorgio Upiglio, qui met au point des techniques de gravure adaptées au trait et au geste du peintre, que celui-ci se concentre sur plusieurs projets éditoriaux avec ses amis poètes. En 1966, il réalise ainsi cinq eaux-fortes pour Le Théâtre et les dieux d’Antonin Artaud ainsi que neuf eaux-fortes pour L’Antichambre de la nature d’Alain Jouffroy. Dans ces œuvres se retrouvent, enchevêtrés les uns dans les autres, les êtres hybrides et fantastiques qui habitent son bestiaire particulier.

Des collaborations fructueuses

Commencée en 1964, l’illustration du poème Apostroph’Apocalypse de l’écrivain roumain Gherasim Luca est achevée en 1966, après de nombreuses concertations entre Lam, Luca et Upiglio. Dans ces années tumultueuses de la guerre froide et de la course aux armements, les créatures totémiques de Lam, qui s’affichent dans toute leur violence menaçante, font échos aux mots de Luca pour dénoncer l’utilisation de l’arme nucléaire. Cette même thématique se retrouve dans le poème Croiseur noir d’André Pieyre de Mandiargues, de 1972, accompagné de six eaux-fortes, dans lesquelles les femmes-cheval de Lam, les losanges en lévitation ou les seins ailés aux tétons pointés tels des canons constituent autant d’étendards de la rébellion, manifestant à la gloire de la vie et non de la destruction. En 1972 est également publié Visible Invisible du critique d’art italien Carlo Munari, avec dix eaux-fortes du Cubain.

74.25

Wifredo Lam, eau-forte pour « Contre une maison sèche » de René Char, 1974.

Dans les années 1970, où il peint peu, privilégiant davantage la création de pastels aux couleurs très vives, parfois acides, Lam exécute de nombreuses lithographies. Il réalise ainsi, en 1973, une série de six lithographies pour Le Regard vertical de Dominique Agori et, en 1974, une autre série de dix lithographies pour l’album Pleni Luna, comprenant dix poèmes de José Pierre. Les années suivantes, Lam s’exerce à des lithographies en rouge et noir, tracées spontanément au pinceau sur la pierre, qui donneront naissance, en 1975, au portfolio Orsa Maggiore de la poétesse égyptienne Joyce Mansour et, en 1976, au portfolio El Ultimo viaje del buque fantasma de l’écrivain colombien Gabriel García Márquez. En 1976, Lam travaille à nouveau avec son ami René Char, en illustrant de neuf eaux-fortes son ouvrage Contre une maison sèche. Là, Lam a privilégié un format horizontal et un fond à peine coloré, sur lequel se détachent ses figures sombres aux traits fins et aux formes acérées.

Annonciation

Les eaux-fortes de la série Annonciation, bien que tirées en 1982, ont été entreprises par Wifredo Lam dès 1968, à partir de dessins crées au début des années 1950. Le thème de l’Annonciation est récurrent chez Lam. Ce dernier s’est en effet penché, pendant de longues années, sur une exploration à la fois graphique et spirituelle de sa transposition. Les eaux-fortes de cette série font directement allusion aux protagonistes habituels des scènes d’Annonciation : la Vierge Marie est évoquée à travers les femme-cheval (Insolites bâtisseurs, Connaître, dit-il, Que l’on présente son coeur au soleil) ; l’archange Gabriel, qui vient apporter la divine nouvelle, se présente sous la forme d’une créature levant la main en signe de paix (Insolites bâtisseurs) ou brandissant un phallus évocateur (Connaître, dit-il), tandis que le Saint Esprit apparaît sous la forme d’un être ailé (Connaître, dit-il) ou d’un losange en lévitation (Que l’on présente son coeur au soleil et Insolites bâtisseurs). Dans l’eau-forte Nouvelle bonté, la scène de la jeune femme assoupie et survolée par un losange à cornes semble illustrer l’épisode de l’Immaculée Conception, tandis que le thème de la Nativité, évoqué par ces créatures qui veillent impassiblement le moment de l’éclosion de l’oeuf cosmogonique, se retrouve dans Passages et Que l’on présente son coeur au soleil. Pour autant, chez Lam, le thème de l’Annonciation n’est pas à prendre dans un sens religieux littéral, mais, plutôt et surtout, dans un sens poético-mystique propre à l’artiste, qui annonce, à travers un métissage culturel universel, l’avènement d’une nouvelle ère.

E-69.07

Wifredo Lam, eau-forte pour le portfolio « Annonciation » avec Aimé Césaire, 1969.

Dans les dernières années de sa vie, Lam, malade et en fauteuil roulant, a manifesté une certaine nostalgie à l’égard de ses plus jeunes années passées à Cuba. En témoignent ses dernières réalisations graphiques, proches de son univers pictural des années 1940, comme la série d’eaux fortes exécutées en 1980 ou celles créées, en 1982, pour illustrer L’Herbe sous les pavés de Jean-Dominique Rey.

Dans la vie et l’oeuvre de Wifredo Lam, la poésie a été fondamentale. Elle a guidé et accompagné ses pas, ses cris, ses révoltes. Pour lui, la poésie était la manifestation d’une effusion émotionnelle profonde et représentait « la langue la plus ancienne et la plus éloquente des hommes », car, disait-il, « elle renferme en son sein, le salut de l’homme ».

NE 80.01

Wifredo Lam, Sans titre, eau-forte de 1980.

Lumières et ombres de la femme dans l’oeuvre de Wifredo Lam

par Peggy Bonnet Vergara

Tous droits de reproduction et de traduction réservés.

Article publié dans le catalogue de l’exposition Wifredo Lam, L’Urgence poétique, Guadeloupe, 2004, p. 27-33.

L’adjectif qui revient le plus, quand on aborde l’œuvre de Wifredo Lam et les divers textes d’érudits qui s’y rapportent, est vraisemblablement celui d’«universel». Un seul mot semble ainsi résumer des années de travail, d’inspiration et de réflexion ; des centaines de tableaux, de gravures, de dessins, de pastels ; toute une vie dédiée à l’art et à ses mystères. Mais quel mot ! C’est celui qui unifie pour confondre, qui embrasse la totalité des êtres et des choses ; c’est celui qui s’adresse à tous, se nourrit de tous et qui est compris car ressenti par tous !

Telle est bien l’œuvre de Wifredo Lam en effet. De cet homme – comme tout homme – ‘fruit’ de la vie, issu de familles, d’origines, de cultures hétéroclites, portant naturellement en lui les stigmates des fluctuations hasardeuses de l’histoire. Universel, il le fut en effet non seulement par ses origines mais aussi et surtout par ses pérégrinations de par le monde, par sa quête incessante d’échanges culturels, d’expressions artistiques, de créations poétiques. Universel, il le fut, oui, dans sa vie et dans son œuvre pour avoir retracé, d’année en année, de continent en continent, l’histoire de l’art de l’humanité tout en cherchant à se rapprocher davantage de la modernité et à façonner sa propre originalité. Universel, enfin, pour avoir recréé, à sa terrible façon, l’appel envoûtant du mystère premier, l’éternelle interrogation en suspens sur l’origine de l’humanité, de la vitalité.

La Rumeur de la terre, 1950, huile sur toile

Wifredo Lam, La Rumeur de la terre, huile sur toile, 1950.

Ainsi, à travers le peuple d’êtres hybrides et déconcertants de sa poétique, qui s’unissent dans leur chair, fusionnent leurs énergies, se réinventent en de nouvelles entités, Wifredo Lam reflète, par ce syncrétisme formel et identitaire, la vision empreinte de crainte, de superstition et surtout de magie, de nos ancêtres, les premiers hommes, devant la grandeur de la nature environnante. C’est la dimension intemporelle et universelle de la vie, dans ses manifestations terrestres mais aussi surnaturelles, qui est chez lui célébrée. Et l’énergie utilisée n’est pas seulement vitale, elle est aussi matérielle, spirituelle, cosmologique. Là demeure l’âme de l’art de Lam ! Dans son bestiaire d’êtres, à queues de cheval, jambes humaines et faces lunaires, dans ses formes abstraites, virevoltantes, à gueule d’étrier et au couteau brandi ; dans chacune de ses manipulations génétiques frénétiques du pinceau ou du trait, Wifredo Lam interpelle le spectateur sur les énigmes de la vie, de la mort, de l’art, de l’amour, de l’homme et de la femme. Lui non plus n’a pas échappé à cet autre secret inexpliqué auquel l’histoire de l’humanité s’est frottée, piquée, brûlée : la femme, cette créature aux mille visages qui depuis tout temps fascine, émerveille, terrifie les hommes, qui ne cesse de hanter les artistes et d’être dévoilée, conjuguée, sublimée sous la plume des poètes, le pinceau des peintres.

Sans titre, dessin préparatoire pour Fata Morgana, série des carnets de Marseille, 1941

Wifredo Lam, Sans titre, dessin préparatoire pour « Fata Morgana », série des carnets de Marseille, 1941.

Incarnation artistique des pulsions sexuelles masculines, son image trahit le malaise ou l’ivresse de chacun. Qu’ils furent romantiques, surréalistes ou ‘modernistes’, les hommes ont célébré les vices et vertus de l’autre sexe. Leurs fantasmes se sont prêtés au jeu de la création, révélant un univers de visions merveilleuses, mystérieuses, voire dangereuses de la femme. Comme si elle était vue, analysée, créée, recréée au travers des nombreux petits cailloux colorés d’un kaléidoscope. Dans son choc des cultures et son univers magique des formes, l’art de Lam est aussi l’œuvre d’un poète, d’un amoureux, d’un séducteur qui collectionnait le cœur des belles. Sensible au mystère féminin, il en a célébré les charmes et les mirages. Parmi les cornes, les sabots, les crinières de la gente ‘lamienne’ ; entre les lianes, les feuillages, les esprits et tous les sauvages personnages qui peuplent son langage, nous voyons facilement apparaître une face, une essence, une identité, une évocation de la féminité. Constituant un univers d’identités multiples à elle seule, nous pouvons nous demander alors, quelle est la place, au sein de l’édifice de l’artiste, de cette femme qui parsème ses créations tout autant par certaines formes subjectives comme un sein, une chevelure, une main que par les conceptions mythiques traditionnelles qu’elle dégage.

Lors de son séjour à Marseille de juillet 1940 à mars 1941, aux côtés d’André Breton et de quelques surréalistes réfugiés dans la cité phocéenne, Wifredo Lam eut pour la première fois l’occasion de collaborer, en tant qu’illustrateur, à la réalisation d’une œuvre poétique : Fata Morgana que Breton venait juste d’écrire. Par l’absence de tout contrôle exercé par la raison, par le recours au geste automatique et les libres associations d’idées, préconisés dans les pratiques surréalistes, Lam acquit une plus grande liberté formelle et iconographique en faisant appel aux ressources infinies de l’imagination. Ainsi, les dessins à l’encre réalisés pour ce long poème marquèrent la naissance de son monde étrange, de son bestiaire d’êtres fantastiques dans lequel les sexes puis les espèces fusionnent. Dans ces illustrations où l’on voit apparaître ou continuer à se développer quelques identités originales de son vocabulaire formel comme l’androgynie, la maternité ou le biomorphisme, la femme investie sous un nouvel angle l’espace imaginaire et pictural du Cubain. Auparavant présente sous son aspect individuel, personnel dans les portraits des dames de son entourage ou comme modèle servant de support technique à ses recherches stylistiques – que ce soit dans ses séries d’odalisques de 1937 ou dans ses personnages hiératiques, méditatifs, proches de la stylisation de l’art tribal de 1938-1940 – la femme est désormais célébrée, sous les traits de sa compagne Helena Holzer, dans sa nature de femme-enfant, doyenne de l’innocence éternelle de l’amour, comme muse aux cheveux longs, inspiratrice de la verve artistique du peintre ou encore comme l’éternelle fiancée, cette autre moitié de l’androgyne primordial, dont tout un chacun aspire à l’accomplissement et à l’unité tant physique que spirituelle.

Déesse avec feuillage, 1942, gouache sur papier

Wifredo Lam, Déesse avec feuillage, gouache sur papier, 1942.

Dès lors, certaines de ces identités féminines se feront récurrentes dans toute son œuvre, y compris dans ses gravures, où nous retrouvons ces créatures androgynes aux seins généreux et aux mentons ornés de testicules, ces êtres qui se dédoublent, s’interpénètrent, mutent dans leur nature qui n’est déjà plus humaine mais bien plutôt hybride, animale et végétale. Aussi, n’est-il pas étonnant de retrouver ces êtres en regard d’Apostroph’Apocalypse de Gherasim Luca dénonçant le danger de l’arme nucléaire, non pas en tant qu’exemples de mutations possibles en conséquences de l’emploi d’une telle arme mais plutôt comme manifestes à la gloire de l’essence vitale, souveraine et impénétrable. Car, le corps métamorphosé, couverte de feuillage, ornée de sabots, de cornes ou de plumes, la femme participe, sous ses aspects terrestres de donneuse de vie et de mort, au cycle de la nature tel que l’univers de Lam nous le rappelle dans sa célébration de Dame Nature, de la Terre Mère, génératrice et nourricière. Mais la femme, parée de sa chevelure feuillue et de ses bourgeons prêts à éclore, est également munie de ronces, d’épines menaçantes qui sont autant d’atouts pour défendre ou dissuader toute atteinte au patrimoine vital qu’elle incarne.

De même, ces femmes-oiseaux, ces oiseaux de la paix, ces seins ailés pointés comme des canons, qui accompagnent notamment le poème Croiseur Noir d’André Pieyre de Mandiargues, lui aussi sur le thème de la menace nucléaire, constituent autant de symboles de la victoire de la vie sur la guerre et la destruction. Le recours aux volatiles, Coqs Caraïbe ou Oiseaux Cannibales, mi-hommes, mi-animaux, nichant dans les têtes des personnages ou encore élevés, par des mains délicates, en présentation ou en offrande, participe de cette même volonté de démonstration, en tant que gardiens d’un capital aussi vital que spirituel. Coqs de Chango ou d’Ogun, ils rappellent ces sacrifices de pigeons ou de poulets que l’on fait aux dieux – dans la religion yoruba pratiquée à Cuba ou dans le vaudou des Antilles – pour qu’ils se nourrissent de leur sang et se recouvrent de leurs plumes. Chez Lam, qui depuis son retour à Cuba en 1941 s’intéressa de très près aux croyances et pratiques religieuses de son île, les nombreuses têtes ou les chapeaux parés de ces volatiles évoquent également la représentation d’Eiye ororo (comme l’a souligné Desiderio Navarro dans son essai «Leer a Lam», Premio de la Crítica, Salon de Artes Plasticas, UNEAC, La Habana, 1987, P. 6), l’oiseau que Dieu pose, dans la tradition yoruba, sur la tête de l’homme ou de la femme, à sa naissance, comme emblème de l’esprit, du pouvoir et du destin de la personne. Enfin, ils peuvent être associés à l’orisha Osun, qui, toujours dans la mythologie yoruba, est le gardien de la tête ; il représente la vie elle-même et est matérialisé sous la forme d’un oiseau en fer forgé. La femme accompagnée ou hybridée par ces volatiles devient en quelque sorte l’héritière, la protectrice de la spiritualité.

Mofumbe, 1943, huile sur toile

Wifredo Lam, Mofumbe, huile sur toile, 1943.

Une autre identité féminine récurrente dans le bestiaire ‘lamien’ et que l’on retrouve dans la plupart de ses gravures dont, ici, L’Antichambre de la Nature, Apostroph’Apocalypse, Annonciation, Visible invisible, Le Regard Vertical ou Orsa Maggiore, est cette étrange créature aux seins relevés et à la face allongée, aux gracieux déhanchés et aux ports de tête majestueux, baptisée ‘femme-cheval’ (Lowery Sims a été l’une des premières à s’intéresser à cette entité particulière chez Lam. Pour plus d’informations, voir notamment Lou Laurin-Lam, Catalogue Raisonné of the Painted Work of Wifredo Lam, Volume I, 1923-1960. Lausanne : Editions Acatos, 1996. Pp. 118-169.), naturellement élégante et mystique, et qui peut être considérée comme le pendant féminin du minotaure ‘picassien’ – de ce puissant homme-taureau personnifiant la virilité suprême – dans son incarnation de la féminité bestiale, naturelle et sauvage. En buste, elle ne nous offre toujours qu’un profil à regarder et bien qu’impassible, elle semble sans cesse nous interpeller. C’est peut-être qu’elle a fonction de messagère, cette femme-cheval, relieuse d’hommes aux esprits puisque, dans ces mêmes rites vaudous et yorubas, les dieux ou les morts prennent possession du corps de leur disciple en transe, en le chevauchant, pour communiquer à travers lui.

La femme-cheval n’est pas la seule à exercer ce rôle d’intermédiaire entre les mondes terrestres et célestes, d’intercesseur entre les dieux et les hommes ; d’autres entités féminines partagent chez Lam cette fonction comme ces innombrables femmes en situation d’offrandes, brandissant des lampes, des couteaux, des bouquets de fleurs, présentant à bout de bras des oiseaux, des animaux, des coupes cérémonielles ou encore ces petites têtes cornues, semi-circulaires, qui évoquent l’orisha Eleggua – le loa Legba, gardien du destin, ouvrant ou fermant les portes de la vie selon son bon vouloir. En détenant d’un côté le feu sous la forme de flammes, de bougies ou de lampes et de l’autre le couteau sacrificiel, les femmes de Lam s’affichent en gardiennes et détentrices de la lumière, de la magie et une fois de plus de la vie. Car, comme le souligna Pierre Mabille (Wifredo Lam et Pierre Mabille se sont rencontrés à Paris vers 1939. Ils se visitèrent souvent à Cuba dans les années 40 mais aussi en Haïti, où, Mabille, alors attaché culturel à l’ambassade de France, lui organisa une exposition personnelle en 1946), grand ami de Wifredo Lam qui l’initia plus particulièrement à l’alchimie et à l’ésotérisme, « la conquête de la lumière est pour l’homme le premier pas de la maîtrise du monde et posséder la lumière consiste donc à créer la lampe qui supprimera la nuit et avec elle son cortège de terreurs » (Pierre Mabille. Conscience lumineuse, conscience picturale. Paris : José Corti, 1989. P. 36. Première édition en 1938 chez Skira). La lumière symbolisant la connaissance et la vérité, la lampe a fonction de transmission du savoir et de la spiritualité d’où sa préciosité à garder et protéger. Dans la tradition mystique, la lampe peut aussi représenter l’homme : le support étant son corps, l’huile à brûler son principe de vie et la flamme son esprit. Dans cette perspective, l’offrande de la lampe équivaudrait à un don de soi, à une demande de protection envers les esprits : « Sur l’autel, où les rites s’élèvent vers la force principale de la nature, la flamme témoigne de la puissance que l’homme s’est acquise » (Ibidem. P. 36). Le feu, qui se veut aussi régénérateur et purificateur, représente l’illumination et la destruction, la mort et la renaissance ; en offrant le feu, c’est un échange de forces de vie qui est consommé. Il en est de même du couteau brandi, arme à la fois défensive et agressive, outil de défense de l’individu, de la famille, du groupe social mais aussi des idées politiques et intellectuelles.

La Fiancée de Kiriwina, 1949, huile sur toile

Wifredo Lam, La Fiancée de Kiriwina, huile sur toile, 1949.

A sa fonction dissuasive et protectrice, s’ajoute désormais chez Lam la fonction rituelle : le couteau, instrument du sacrifice, est le véhicule de la destruction, le serviteur de la mort mais aussi le transformateur, le répartiteur d’énergie, le lien entre l’homme, l’offrande et les dieux. Telles les prêtresses de l’Antiquité ou les figures impassibles de l’Egypte pharaonique, ces femmes signent, par l’accomplissement de leur rituel d’offrande ou de sacrifice, un pacte de respect et d’union envers les ancêtres, les esprits et les divinités.

Enfin, chez Lam, une autre entité a vocation d’intermédiaire entre deux mondes distincts, il s’agit de la femme au miroir. Ses apparitions dans son œuvre ne sont pas très nombreuses – nous trouvons cependant un exemple dans une des illustrations de L’Herbe sous les pavés de Jean-Dominique Rey – mais suscitent néanmoins la curiosité par son originalité. Le miroir dans sa définition même est un instrument magique, pouvant refléter à l’identique mais de façon inversée le monde qui nous entoure, recréant ainsi une nouvelle représentation de la vie et de nous-mêmes. En tant que surface réfléchissante, le miroir possède une symbolique riche dans l’ordre de la connaissance : il reflète la vérité telle qu’elle nous apparaît, incarnant lui aussi la sagesse et la connaissance mais reflète en même temps un aspect de la réalité qui est déformé par l’image inversée, plongeant alors l’observateur dans le domaine de l’illusion et de la vacuité. Sujet de prédilection des Vanités des peintres du XVIIème siècle cherchant à évoquer symboliquement la destinée mortelle de l’homme, le miroir se retrouve chez Lam dans une perspective opposée, plus proche de celle de Lewis Carroll et de son Alice au Pays des Merveilles, où le miroir constitue le seuil, le passage mystérieux menant à un monde enchanté, merveilleux où l’impossible devient possible et les rêves réalités. Moyen de défense comme dans Fata Morgana de Breton (voir: André Breton, Œuvres Complètes, Gallimard, 1968. P. 1193. Le basilic est un animal fabuleux de l’Antiquité se retrouvant dans la tradition médiévale, qui tue ceux qu’il regarde. On s’en défend en lui opposant un miroir, l’animal étant tué par son propre regard), objet engendrant les premières interrogations métaphysiques pour Mabille (Dans la mesure où, posant le problème de l’illusion et de l’inversion, le miroir nous permet d’accéder à l’inconscient, à l’origine du rêve, au lieu où le désir parvient à s’exprimer confusément, libérant ainsi l’homme du carcan de la réalité et lui permettant d’accéder au domaine de l’imaginaire et du merveilleux. Voir Pierre Mabille. Le Miroir du Merveilleux. Paris : Editions de Minuit, 1962. Pp. 23-24. Première édition en 1940 aux Editions du Sagittaire, Paris) ou instrument de divination dans la tradition ésotérique, le miroir, entre les mains de la femme, lui confère de nouveaux pouvoirs métaphysiques et l’élève alors au rang de magicienne. Gardienne du seuil, elle seule a le pouvoir d’accéder de part et d’autre des mondes séparés.

Maternité III, 1952, huile sur toile

Wifredo Lam, Maternité III, huile sur toile, 1952.

Outre leurs incarnations d’ordre terrestre, certaines identités féminines de Wifredo Lam relèvent d’une dimension plus céleste, dans une interprétation surnaturelle et divine du terme. Nous l’avons vu, Dame Nature, la femme-cheval ou encore les gardiennes du seuil possèdent par leurs hybridations identitaires ou leurs attributs cérémoniels, un surplus d’énergie leur insufflant une part de déité. Investie de forces bénéfiques ou maléfiques, la femme devient déesse, sainte, fée ou sorcière. Dans la série d’eaux-fortes d’Annonciation, à partir desquelles Aimé Césaire écrivit ses poèmes, nous retrouvons la femme à l’escalier, impassible et majestueuse, qui peuple bon nombre de ses dessins et qui est à rapprocher de la Vierge Marie, recevant le message d’Annonciation de l’ange Gabriel, souvent représenté par une femme-cheval ailée brandissant une lampe – ou dans le cas nous concernant d’un phallus plus qu’évocateur – et accompagné d’un oiseau ou d’un œuf ailé représentant sans doute le Saint Esprit. Pour autant, chez Lam, le terme d’annonciation n’est pas à prendre seulement dans son sens religieux mais aussi et surtout dans son sens général, visant à unir et confondre toutes les cultures dans une nouvelle ère annoncée, celle revendiquant le syncrétisme universel. Dans ces allusions faites à la Vierge Marie – dans ses œuvres sur le thème de l’annonciation, de la maternité, de la nativité ou du mariage mystique – la femme est investie d’une pureté, d’une innocence, d’une sainteté inhérente à sa définition. Mère de l’humanité, elle devient en même temps rédemptrice de celle-ci et les nombreuses femmes à la pomme tendue, davantage fruit d’immortalité du jardin des Hespérides que pomme de la discorde, que nous trouvons principalement dans les toiles de Lam, sont, d’après nous, autant d’Eve, de Vénus ou d’Aphrodite, magnifiant l’idée d’amour au détriment de celui de péché.

De même, les fées, messagère de l’autre monde, voyageant souvent sous la forme d’un oiseau ou d’un cygne, remettent à ceux qui les sollicitent, une pomme ou une branche possédant des qualités merveilleuses. Originellement expressions de la Terre Mère, elles devinrent esprits des eaux et de la végétation, apparaissant le plus souvent près d’une source, d’une grotte ou d’un fleuve mugissant. Certains tableaux de Lam comme Zambezia-Zambezia, Tresse d’eau ou La Sirène du Niger évoquent des entités féminines aquatiques, mystérieuses et envoûtantes qui peuvent être rapprochées de ces fées mais aussi d’un mythe cubain d’origine amérindienne que le peintre côtoya durant son enfance à Sagua la Grande : celui de ‘la Madre de Agua’, de cette femme-serpent hantant les points d’eaux de la campagne cubaine et attendant que ses victimes humaines s’approchent d’un peu trop près afin de les précipiter dans ses profondeurs (Voir Samuel Feijóo. Mitologia Cubana. La Habana : Editorial Letras Cubanas, 1986. Pp. 179-224).

Femme assise, 1955, huile sur toile

Wifredo Lam, Femme assise, huile sur toile, 1955.

Ailleurs, la femme devient céleste par ses associations à la lune, à cet astre que Lam, enfant, était arrivé à s’imaginer comme « une créature terrible et mystérieuse » (Wifredo Lam dans : Antonio Nuñez Jiménez. Wifredo Lam. La Habana : Editorial Letras Cubanas, 1982. P. 231), sous l’influence des superstitions de la campagne cubaine disant de fuir la lune, de ne pas croiser sa lumière sous peine de voir le diable apparaître et d’y faire très attention car elle vole les enfants et les emporte avec elle. Nombreuses sont les créatures féminines à face demi lunaire, qui renvoient aux notions de transformation, de croissance, de fécondité et d’immortalité inhérentes à l’astre, qui, à travers la mythologie, le folklore ou les contes populaires de toutes les époques et de tous les horizons, concerne la divinité de la femme et la puissance fécondante de la vie. Mais, ces êtres lunaires sont aussi à rapprocher des côtés obscurs de l’inconscient collectif dans la mesure où les phases visibles et invisibles de l’astre renvoient à la part d’âme animale, aux pulsions instinctives de l’individu, au primitif qui sommeille en nous et dont les manifestations se révèlent toutefois dans le sommeil, les rêves, l’imaginaire et se matérialisent notamment dans les créations artistiques.

Tantôt bonne, bienfaitrice dans sa dimension terrestre, tantôt maligne, initiatrice, enchanteresse dans son rôle d’intermédiaire ou encore tentatrice, maléfique ou rédemptrice sous ses aspects célestes et métaphysique de déesse ou de sorcière, la femme, détentrice des pouvoirs perdus de l’homme, est avant tout chez Lam la magicienne de l’amour, gracieuse, élégante, érotique. Dans les gravures, la femme se dévoile, davantage qu’ailleurs, car le contexte étant plus propice à l’intimité, une vulve peut apparaître et provoquer le trouble du sexe opposé. L’œuvre entière de Wifredo Lam constitue un hymne aux forces de régénération qui émanent de la femme, dispensatrice de l’idée d’amour, « seule capable », d’après André Breton, « de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l’idée de vie » et semble illustrer cette autre pensée de Breton : « C’est à l’artiste, en particulier, qu’il appartient (…) de faire prédominer au maximum tout ce qui ressortit au système féminin du monde par opposition au système masculin, de faire fond exclusivement sur les facultés de la femme, d’exalter, mieux même, de s’approprier jusqu’à faire jalousement sien tout ce qui la distingue de l’homme sous le rapport des modes d’appréciation et de volition ». Omniprésente dans ses créations sans être pour autant omnipotente, la femme observe, interpelle, interroge le geste de l’artiste, le regard du spectateur, oscillant, à l’heure de leur confrontation, entre éros et thanatos. Tels les reflets à la fois invisibles et aveuglants d’un miroir, chacune de ses apparitions reflète une émanation différente et pourtant universelle de son identité.

Le Jeu de Marseille

par Peggy Bonnet Vergara

Tous droits de reproduction et de traduction réservés.

Article publié dans le journal Les Arts bougent, Nouméa, 2011.

Vous connaissez certainement le Tarot de Marseille, avec ses 56 cartes, ses 21 atouts et son excuse, mais connaissez-vous le Jeu de Marseille, cette réinterprétation du jeu de cartes traditionnel créée, en mars 1941, par les Surréalistes alors réfugiés dans la cité phocéenne ?

crédits photo: Eric Dell’Erba.

C’est au cours d’une de leurs réunions dans un café du Vieux-Port ou à la villa Air-Bel – demeure mise à la disposition d’André Breton, de Victor Serge et de leur famille par le Comité Américain de Secours aux Intellectuels – que l’idée du Jeu de Marseille s’est imposée dans la petite communauté d’artistes ayant gagné la Zone libre, tels Victor Brauner, Oscar Domínguez, Jacques Hérold, Max Ernst, Wifredo Lam, André Masson…

Récusant la symbolique chrétienne et monarchique du Tarot traditionnel, ces artistes se sont appliqués à remplacer les familles et les figures de l’ancien jeu de cartes par des icônes et des personnages reflétant les valeurs du mouvement surréaliste. Ainsi, les familles de piques, cœurs, carreaux et trèfles ont-elles laissé la place à celles du Rêve (symbolisé par une étoile noire), de l’Amour (une flamme rouge), de la Révolution (une tache de sang) et de la Connaissance (une serrure noire). De même, les rois, les reines et les valets ont-ils été remplacés par des génies, des sirènes et des mages. Le joker ayant été dépeint sous les traits du Père Ubu d’Alfred Jarry. Ce projet de jeu de 22 cartes, mettant à l’honneur Baudelaire, la Religieuse portugaise, Novalis, Sade, Lamiel, Pancho Villa, Lautréamont, Alice, Freud, Hegel, Helen Smith et Paracelse, présente, à l’égal des arcanes majeurs du jeu original, la même parabole de l’homme en quête de sagesse et d’émancipation, dont la voie passe, pour les Surréalistes, par la libération de la conscience individuelle, l’excitation poétique, le rêve, l’amour, l’exaltation du merveilleux…

Reproduit, à New York, en 1943, dans le numéro 2 de la revue V.V.V., le Jeu de Marseille ne fut réellement édité sous la forme de jeu de cartes qu’en 1983 par André Dimanche, avant de faire l’objet d’une exposition au musée Cantini de Marseille en 2003.

Alice, carte de Wifredo Lam

Wifredo Lam, Alice, carte du jeu de Marseille.

Lautréamont, carte de Wifredo Lam

Wifredo Lam, Lautréamont, carte du jeu de Marseille.

Paris-La Habana, Etc…

Paris_Lh

Catalogue de l’exposition Paris-La Habana, Etc…

  • Conception éditoriale : Peggy Bonnet Vergara
  • Texte: Yolanda Wood
  • Maquette : Hans Vergara
  • Edition : Galerie Intemporel, Paris
  • Reliure : souple
  • Format : 20 x 20 cm
  • Nombre de pages : 24 pages couleurs
  • Parution : 2002

Exposition « Dialogues d’outre-monde »

Dialogues d’outre-monde. Résonances kanak autour d’Annonciation.

En hommage à Aimé Césaire (1913-2008) et Wifredo Lam (1902-1982)

Centre culturel Tjibaou, salle Komwi, village 2.

Exposition temporaire du 27 juin au 30 septembre 2012.

Commissaire d’exposition : Peggy Bonnet Vergara

Exposition organisée avec le soutien de l’association Kassiopée et patronnée par le programme « Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire pour un universel réconcilié » de l’Unesco.

Fruit du dialogue entre les cultures, entre les générations et entre les différents modes d’expression artistique, Dialogues d’outre-monde. Résonances kanak autour d’Annonciation est une exposition collective réunissant des gravures, des sculptures et des poèmes, à travers la présentation d’œuvres d’Aimé Césaire, de Wifredo Lam, de Paul Wamo, de Teddy Diaïke et de pièces d’art traditionnel kanak et océanien.

S’articulant autour du portfolio Annonciation – constitué de neuf eaux-fortes de Wifredo Lam, exécutées en 1969, et de dix poèmes d’Aimé Césaire, écrits en 1982 en regard des gravures de son ami cubain –, l’exposition rend hommage à ces deux frères de la Caraïbe, chantres universels de la négritude, tout en donnant la parole à deux jeunes artistes kanak de talent, le poète-slameur Paul Wamo et le sculpteur-dessinateur Teddy Diaïke, lesquels, en se pénétrant de l’œuvre de leurs aînés, en ont traduit l’héritage donné en partage.

Le dialogue à quatre mains, initié entre Aimé Césaire et Wifredo Lam qui a engendré Annonciation, s’est ainsi poursuivit, au-delà de toute frontière, en terre kanak, sous la plume de Paul Wamo inspirée par les gravures de Lam et dans les dessins de Teddy Diaïke, échos visuels des poèmes de Césaire.

Cette exposition, inaugurée le jour anniversaire de la naissance de Césaire (26 juin 1913), était patronnée par l’Unesco dans le cadre du programme « Rabindrânâth Tagore, Pablo Neruda et Aimé Césaire pour un universel réconcilié ». Elle marquait également le trentième anniversaire de la disparition de Wifredo Lam.

crédits photo : Eric Dell’Erba

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Edition d’un catalogue de l’exposition