Wifredo Lam et l’art tribal

par Peggy Bonnet Vergara

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Article publié dans le catalogue de l’exposition Dialogues d’outre-monde. Résonances kanak autour d’Annonciation. Edition: Agence de Développement de la Culture Kanak – Centre Culturel Tjibaou, Nouméa, 2012.

Crédits photo: Eric Dell’Erba.

L’art tribal, d’origine africaine et océanienne, a joué un rôle fondamental dans la vie de Wifredo Lam, en influant autant sur sa conception spirituelle de l’art que sur l’élaboration de son écriture stylistique propre. C’est au musée archéologique de Madrid, devant des sculptures ibériques et précolombiennes, que le Cubain, âgé d’une vingtaine d’années, prit conscience que la « création artistique correspond à une affirmation de la dignité de l’homme face à ce qui tend à le dominer, la nature ou ses maîtres »(Max-Pol Fouchet, Wifredo Lam, Paris, Éditions Cercle d’Art, 1989, p. 79). Ce potentiel de l’art en tant qu’instrument de combat, Wifredo Lam le mit pleinement en pratique à partir de 1938, à Paris, lorsque, après avoir participé activement à la Guerre d’Espagne, il se mit à peindre et à dénoncer ce qui avait le plus de sens pour lui : la souffrance, la désolation et l’impuissance du peuple espagnol face à la barbarie.

En s’appuyant sur la plastique africaine (masques bembé, bambara, baoulé, lwalwa, reliquaires kota, statuaires dogon, yoruba, sénoufo…), qu’il découvrait alors au côté de Picasso et de Michel Leiris, et sur le concept du masque permettant d’effacer les personnalités individuelles au profit d’une essence d’ordre supérieur, Lam créa des figures hiératiques, méditatives, pourvues d’un visage-masque, lesquelles, en étant élevées au rang d’emblèmes, exprimaient le droit à la dignité de tout être humain. Comme le relata l’artiste, c’est Picasso, qui, dès leur première rencontre en 1938, le confronta à la sculpture africaine : « Après m’avoir salué, Picasso m’entraîna vers une pièce où il conservait de nombreuses sculptures africaines. L’une d’elles, la tête d’un cheval, m’attira aussitôt. Elle était placée sur un rocking-chair. En passant à côté, Picasso imprima un léger mouvement au siège de telle sorte que la sculpture se balança, comme si elle avait été vivante. ‘Quelle sculpture magnifique ! Je l’ai attachée au fauteuil pour la faire bouger sans qu’elle tombe’. Il ajouta : – ‘Vous devez en être fier’. – ‘Fier de quoi ?’ lui demandai-je. ‘Que cette sculpture ait été faite par un Africain et que vous portez le même sang dans vos veines !’» (Wifredo Lam, « Mon amitié avec Picasso », La Quinzaine littéraire (Paris), n° 359, 16-30 novembre 1980). Par la suite, Picasso demanda à Michel Leiris d’enseigner au Cubain « l’art nègre », ce qu’il fit, entre 1938 et 1940, en lui faisant visiter le musée ethnographique du Trocadéro et les galeries spécialisées de la capitale. Dès lors, Wifredo Lam, séduit par la force et la beauté de arts tribaux, adopta définitivement dans ses œuvres, outre diverses références formelles, la majesté et la gravité de la statuaire africaine.

Réfugié en 1940 à Marseille, Lam fut ensuite familiarisé, sous l’influence d’André Breton et des surréalistes, à la conception magique de la création artistique, appréhendée non seulement à travers l’exploration de l’inconscient, le monde des rêves ou la pratique du dessin automatique, mais également par le biais de l’art océanien, célébré par les surréalistes pour sa diversité, sa liberté de formes et sa forte charge mythique. Nourri de cette exaltation du merveilleux, de l’amour et de la magie, le peintre, entre 1940 et 1941, donna naissance à son univers graphique particulier, articulé autour d’un syncrétisme complexe, tant formel que spirituel.

Après sa rencontre avec Aimé Césaire en 1941, le Cubain entreprit de contribuer, lui aussi, à libérer la culture noire, trop longtemps soumise et ignorée, en révélant ses mystères, ses richesses et ses souffrances : « Je voulais de toutes mes forces peindre le drame de mon pays, mais en exprimant à fond l’esprit des nègres, la beauté de la plastique des Noirs. Ainsi, je serais comme un Cheval de Troie d’où sortent des figures hallucinantes, capables de surprendre, de troubler les rêves des exploiteurs. » (Max-Pol Fouchet, Wifredo Lam, Paris, Éditions Cercle d’Art, 1989, p. 192). Son idée était de prendre l’art africain et de le mettre, à travers ses toiles, en fonction de son monde propre. C’est ce qu’il fit dès son retour à Cuba, en 1942, en créant une profusion d’œuvres magistrales, telle que La Jungla, véritable manifeste en faveur de la décolonisation culturelle du monde antillais, qui le propulsèrent sur la scène artistique internationale.

Lors d’un voyage en Europe en 1946, Wifredo Lam acquit les premières œuvres de sa collection d’art tribal : une statuette baoulé, un cimier-antilope bambara, une coupe cérémonielle dogon, des haches cérémonielles kanak et papoue… Au fil des ans, il ne cessa d’enrichir cette collection qui comptera au total soixante-sept pièces d’Afrique et de Mélanésie, dont des fougères du Vanuatu, des statues abelam, des boucliers asmat, un tambour de Kariwari River, un masque malangan, des figures maprik, un crocher de suspension de la vallée du Sepik… Fasciné par l’art mélanésien, plus particulièrement par l’art papou et kanak, Lam, à partir de 1946-47, introduisit dans l’anatomie de ses figures plusieurs formes empruntées à ces arts, comme les gueules oblongues des masques iatmul et kambot (Moyen et Bas Sepik), les appendices saillants des figures yipwon (Moyen Sepik), certains motifs de bouclier asmat (Irian Jaya) ou encore ceux des pendentifs tema (îles Salomon).

Les nouvelles créatures hybrides et ténébreuses qu’il dépeint, ses guerriers sur le qui-vive, ses êtres accusateurs incarnent autant la misère et la révolte des peuples opprimés que l’animalité de l’être humain et la face sombre de sa psyché. Lam utilisa ainsi l’impact émotionnel provoqué par certaines formes de l’art mélanésien pour refléter « la terreur de l’ineffable, la terreur de soi-même, de l’homme » (Wifredo Lam, « En présence d’une toile blanche… », Cahiers d’art (Paris), XXVIe année, 1951, p. 181-189). Son but était de confronter, grâce à ces toiles, le spectateur à la fascination et à la terreur premières et de l’inviter à s’interroger sur son existentialité et sa place au sein de l’univers afin qu’il opère, ensuite, sa propre transmutation psychique. Comme dans les sociétés tribales, ce processus de mort initiatique est un processus indispensable que l’initié doit entreprendre pour renaître et poursuivre son évolution. Lam incitait l’homme du XXe siècle à faire un retour loyal et profond sur lui-même, sur sa propre nature, pour qu’il retrouve son humanité primordiale et réintègre une existence immaculée.

Tout au long de sa vie, Wifredo Lam poursuivit son combat artistique en faveur d’une humanité meilleure, fraternelle, dont le salut résiderait dans le retour impérieux à l’essence poétique du mythe et au langage du cœur. Cette ère nouvelle, qui prendrait en considération l’être humain dans sa totalité physique, culturelle et psychologique comme dans son universalité, il l’a appelée de ses vœux à travers les figures totémiques qui peuplent ses toiles, la présence des esprits et des dieux, l’évocation de rites et de transes.

Guidé par l’art tribal et sa spiritualité, Wifredo Lam, dans son voyage initiatique aux sources de l’art et de la création, a redécouvert le secret oublié du langage premier et univers des symboles. Tel un alchimiste, un sorcier ou un magicien, il a renoué avec le fond mythique de l’humanité et s’est appliqué à faire révéler « l’étincelle divine » qui habite chacun de nous.