Wifredo Lam et la poésie

par Peggy Bonnet Vergara

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Wifredo Lam a toujours été sensible à la poésie et la littérature. En Espagne, il appréciait la lecture des écrits de García Lorca, de Khalil Gibran ou de Valle-Inclán. À Paris, il fréquentait les écrivains et poètes du cercle surréaliste tandis qu’à Marseille il inaugura, en 1941, son activité d’illustrateur avec le long poème Fata Morgana d’André Breton. Ce qui, dit-il, permit à sa peinture de s’élargir, de trouver sa véritable expression personnelle, c’est la présence de la poésie africaine. C’est par son contact avec la poésie d’Aimé Césaire comme par ses retrouvailles avec la richesse naturelle et culturelle de son pays que Lam, au début des années 1940, s’est proposé de réaliser, en peinture, une plastique poétique équivalente à celle qu’il admirait dans les chants populaires afro-cubains. Pour lui, « la peinture est un poème dynamique, en aucun cas prisonnier du formalisme ».

Tout au long de sa vie, Wifredo Lam a entretenu une relation privilégiée avec les écrivains et les poètes de son temps. Ainsi, Alejo Carpentier, Nicolás Guillén, André Breton, Aimé Césaire, Benjamin Péret, René Char, Tristan Tzara, Michel Leiris, Pierre Mabille, Ernest Hemingway, Gherasim Luca, Alain Jouffroy, Joyce Mansour, José Pierre, Édouard Jaguer, Jean-Jacques Lebel, Lasse Söderberg, Alain Bosquet, Gabriel García Márquez, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Dupin, Philippe Soupault… ont-ils été ses amis proches et beaucoup d’entre eux ont été inspirés pour rédiger des articles ou des poèmes sur le Cubain et sur son oeuvre. Parallèlement à sa création picturale, Lam a réalisé, à partir des années 1950, un grand nombre d’oeuvres gravées et lithographiées pour les catalogues ou les affiches de ses expositions, pour des revues artistiques ou culturelles (comme celles liées au mouvement Phases ou XXe siècle), pour des portfolios individuels ou collectifs ou encore pour des recueils de poèmes de ses amis écrivains.

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Wifredo Lam, eau-forte pour « Apostroph’Apocalypse » de Gherasim Luca, 1964.

Premiers pas

Dans les années 1940 et 1950, Lam réalise ses premières initiatives dans le domaine de l’illustration et de la gravure. En 1943, il crée trois dessins pour la version cubaine de Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. En 1953, il illustre de cinq eaux-fortes le recueil Le Rempart de brindilles de René Char, puis, en 1955, il exécute quatre lithographies pour La Terre inquiète, un ouvrage du poète martiniquais Édouard Glissant. Mais c’est surtout à partir du début des années 1960, suite à sa rencontre avec l’imprimeur milanais Giorgio Upiglio, qui met au point des techniques de gravure adaptées au trait et au geste du peintre, que celui-ci se concentre sur plusieurs projets éditoriaux avec ses amis poètes. En 1966, il réalise ainsi cinq eaux-fortes pour Le Théâtre et les dieux d’Antonin Artaud ainsi que neuf eaux-fortes pour L’Antichambre de la nature d’Alain Jouffroy. Dans ces œuvres se retrouvent, enchevêtrés les uns dans les autres, les êtres hybrides et fantastiques qui habitent son bestiaire particulier.

Des collaborations fructueuses

Commencée en 1964, l’illustration du poème Apostroph’Apocalypse de l’écrivain roumain Gherasim Luca est achevée en 1966, après de nombreuses concertations entre Lam, Luca et Upiglio. Dans ces années tumultueuses de la guerre froide et de la course aux armements, les créatures totémiques de Lam, qui s’affichent dans toute leur violence menaçante, font échos aux mots de Luca pour dénoncer l’utilisation de l’arme nucléaire. Cette même thématique se retrouve dans le poème Croiseur noir d’André Pieyre de Mandiargues, de 1972, accompagné de six eaux-fortes, dans lesquelles les femmes-cheval de Lam, les losanges en lévitation ou les seins ailés aux tétons pointés tels des canons constituent autant d’étendards de la rébellion, manifestant à la gloire de la vie et non de la destruction. En 1972 est également publié Visible Invisible du critique d’art italien Carlo Munari, avec dix eaux-fortes du Cubain.

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Wifredo Lam, eau-forte pour « Contre une maison sèche » de René Char, 1974.

Dans les années 1970, où il peint peu, privilégiant davantage la création de pastels aux couleurs très vives, parfois acides, Lam exécute de nombreuses lithographies. Il réalise ainsi, en 1973, une série de six lithographies pour Le Regard vertical de Dominique Agori et, en 1974, une autre série de dix lithographies pour l’album Pleni Luna, comprenant dix poèmes de José Pierre. Les années suivantes, Lam s’exerce à des lithographies en rouge et noir, tracées spontanément au pinceau sur la pierre, qui donneront naissance, en 1975, au portfolio Orsa Maggiore de la poétesse égyptienne Joyce Mansour et, en 1976, au portfolio El Ultimo viaje del buque fantasma de l’écrivain colombien Gabriel García Márquez. En 1976, Lam travaille à nouveau avec son ami René Char, en illustrant de neuf eaux-fortes son ouvrage Contre une maison sèche. Là, Lam a privilégié un format horizontal et un fond à peine coloré, sur lequel se détachent ses figures sombres aux traits fins et aux formes acérées.

Annonciation

Les eaux-fortes de la série Annonciation, bien que tirées en 1982, ont été entreprises par Wifredo Lam dès 1968, à partir de dessins crées au début des années 1950. Le thème de l’Annonciation est récurrent chez Lam. Ce dernier s’est en effet penché, pendant de longues années, sur une exploration à la fois graphique et spirituelle de sa transposition. Les eaux-fortes de cette série font directement allusion aux protagonistes habituels des scènes d’Annonciation : la Vierge Marie est évoquée à travers les femme-cheval (Insolites bâtisseurs, Connaître, dit-il, Que l’on présente son coeur au soleil) ; l’archange Gabriel, qui vient apporter la divine nouvelle, se présente sous la forme d’une créature levant la main en signe de paix (Insolites bâtisseurs) ou brandissant un phallus évocateur (Connaître, dit-il), tandis que le Saint Esprit apparaît sous la forme d’un être ailé (Connaître, dit-il) ou d’un losange en lévitation (Que l’on présente son coeur au soleil et Insolites bâtisseurs). Dans l’eau-forte Nouvelle bonté, la scène de la jeune femme assoupie et survolée par un losange à cornes semble illustrer l’épisode de l’Immaculée Conception, tandis que le thème de la Nativité, évoqué par ces créatures qui veillent impassiblement le moment de l’éclosion de l’oeuf cosmogonique, se retrouve dans Passages et Que l’on présente son coeur au soleil. Pour autant, chez Lam, le thème de l’Annonciation n’est pas à prendre dans un sens religieux littéral, mais, plutôt et surtout, dans un sens poético-mystique propre à l’artiste, qui annonce, à travers un métissage culturel universel, l’avènement d’une nouvelle ère.

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Wifredo Lam, eau-forte pour le portfolio « Annonciation » avec Aimé Césaire, 1969.

Dans les dernières années de sa vie, Lam, malade et en fauteuil roulant, a manifesté une certaine nostalgie à l’égard de ses plus jeunes années passées à Cuba. En témoignent ses dernières réalisations graphiques, proches de son univers pictural des années 1940, comme la série d’eaux fortes exécutées en 1980 ou celles créées, en 1982, pour illustrer L’Herbe sous les pavés de Jean-Dominique Rey.

Dans la vie et l’oeuvre de Wifredo Lam, la poésie a été fondamentale. Elle a guidé et accompagné ses pas, ses cris, ses révoltes. Pour lui, la poésie était la manifestation d’une effusion émotionnelle profonde et représentait « la langue la plus ancienne et la plus éloquente des hommes », car, disait-il, « elle renferme en son sein, le salut de l’homme ».

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Wifredo Lam, Sans titre, eau-forte de 1980.