Aimé Césaire et Wifredo Lam, deux artistes frères

par Peggy Bonnet Vergara Tous droits de reproduction et de traduction réservés. Article publié dans le catalogue de l’exposition Dialogues d’outre-monde. Résonances kanak autour d’Annonciation. Edition: Agence de Développement de la Culture Kanak – Centre Culturel Tjibaou, Nouméa, 2012. Crédits photo: Eric Dell’Erba. C’est en avril 1941 que naît l’amitié féconde et fraternelle entre Wifredo Lam et Aimé Césaire. Un paquebot, parti de Marseille un mois auparavant, fait escale pendant plusieurs semaines à la Martinique. À son bord, Wifredo Lam, André Breton, Claude Lévi-Strauss et de nombreux artistes et intellectuels, considérés comme « impurs » ou « dégénérés », fuient l’Europe nazie, direction le Nouveau Monde. Au cours d’une excursion dans Fort-de-France, Breton tombe sur un exemplaire de la revue Tropiques éditée par le couple Césaire. Subjugué par la fougue et le verbe du jeune poète martiniquais, le père du surréalisme organise une rencontre à laquelle participe Lam. Un véritable « coup de foudre » se produit entre les deux hommes. Lam, qui découvre la négritude, le combat poétique de Césaire contre l’oppression et l’aliénation culturelle, est conforté dans son dessein de remettre l’art africain en fonction dans son monde propre et d’exprimer, dans une langue qui soit à la fois personnelle et universelle, l’énergie combative, la protestation de ses ancêtres. Pendant leur séjour, Césaire amène ses nouveaux amis dans la forêt d’Absalon. L’exubérance de la végétation tropicale provoque d’importantes répercussions sur l’inspiration et la création de chacun d’eux : Wifredo Lam renoue avec le foisonnement et le merveilleux de ses Antilles natales et donnera naissance à des chefs-d’œuvre comme La Jungla, André Breton et André Masson, qui les a rejoints, composeront Martinique, Charmeuse de serpents, tandis qu’Aimé Césaire et sa femme Suzanne réaliseront des textes et des poèmes fondamentaux. De retour à Cuba en 1942, Wifredo Lam produit un grand nombre de toiles qui sont autant de manifestes picturaux en faveur du réveil de l’identité afro-cubaine et de l’affirmation de la dignité des Noirs. Comme André Breton aux États-Unis, Lam s’attèle à diffuser l’œuvre de son ami Césaire dans les Amériques : il fait traduire en espagnol Cahier d’un retour au pays natal et illustre de trois dessins cette version éditée à La Havane en 1943. De son côté, Aimé Césaire célèbre, à travers diverses publications, l’univers pictural empreint de mystère et de magie que le Cubain engendre. Il compose ainsi le poème « Tam-Tam II », reproduit en 1943 à New York dans le n°2-3 de la revue VVV et publie, en 1946 à Paris, le texte « Wifredo Lam » dans Cahiers d’art : « Par les soins de Lam, l’esprit premier, je veux dire le sentiment, le rêve, l’hérédité, se projette et hallucine. (…) Nourri de sel marin, de soleil, de pluie, de lunes merveilleuses et sinistres, Wifredo Lam est celui qui rappelle le monde moderne à la terreur et la ferveur premières. » (Aimé Césaire, « Wifredo Lam », Cahiers d’art (Paris), XX-XXIe année, 1945-1946, p. 357). Lors d’un voyage en Europe en 1946, Lam revoit Césaire, qui vient d’entrer en politique, et s’entretient avec lui et d’autres poètes antillais (Ménil, Depestre…) sur la dynamique de décolonisation politique et culturelle des peuples opprimés. En 1952, après le coup d’État de Batista à Cuba, Lam s’installe à Paris, où il revoit régulièrement son « frère de la Caraïbe » et rencontre des artistes et des poètes de tous horizons. En 1968, les deux hommes participent au Congrès culturel de La Havane, qui rassemble des artistes et intellectuels du monde entier et dont l’objet est de débattre de l’expression culturelle du Tiers-Monde. Cette même année, Wifredo Lam reprend une série de dessins sur le thème de l’Annonciation qu’il avait commencée au début des années 1950. Après une longue méditation sur ces images et sur leur philosophie, Lam les transpose en eaux fortes et demande à son ami Césaire de composer des poèmes en regard de celles-ci. Le temps passe, le projet de portfolio ne voit pas le jour. En 1982, Lam, alors au crépuscule de sa vie, achève la conception des eaux fortes et renouvèle sa requête à Césaire. Sept eaux fortes sont tirées à Milan, dans l’atelier de Giorgio Upiglio, et dix poèmes, écrits par Césaire en hommage à Lam, décédé au mois de septembre 1982, sont publiés dans Moi, laminaire (Le Seuil, 1982). En 2002, deux autres eaux fortes de la série Annonciation, tirées dans le cadre du centenaire de la naissance de Wifredo Lam, viennent compléter le corpus. Dernière œuvre commune, Annonciation est un condensé de l’univers intellectuel, poétique et spirituel de ces deux artistes, de ces deux âmes humanistes aspirant à une même quête, celle de l’avènement d’une ère nouvelle, d’un homme émancipé, fraternel et universel, profondément enraciné dans le monde du vivant, du visible et de l’invisible. Legs précieux confié aux générations présentes et à venir, inestimable héritage donné en partage afin que nous puissions continuer à cultiver notre humanité.