Parcours d’un peintre universel

par Peggy Bonnet Vergara Tous droits de reproduction et de traduction réservés. GENESE D’UN PEINTRE, 1902-1941 Né le 8 décembre 1902 à Sagua la Grande, à Cuba, Wifredo Lam est le huitième et dernier enfant d’un père chinois et d’une mère descendante d’Espagnols et d’esclaves africains. Après avoir grandi dans la campagne cubaine, où il fut brièvement introduit à la santería (culte afro-cubain), le jeune homme étudie, de 1918 à 1923, la peinture et le dessin à l’académie San Alejandro de La Havane. Les années espagnoles   En 1923, il obtient une bourse pour poursuivre sa formation à Madrid. Portraitiste doué, il étudie les tableaux des grands maîtres au musée du Prado (Velázquez, Goya, Bosch, Brueghel…), tout en s’intéressant aux nouvelles tendances de l’art moderne (Gauguin, Cézanne, Picasso, le surréalisme). Il se marie avec une Espagnole en 1929, devient père d’un petit garçon en 1930, mais perd l’année suivante sa jeune famille, victime de la tuberculose. Ce drame le hantera toute sa vie. Effondré, Wifredo Lam extériorise sa douleur dans ses toiles, créées sous l’impulsion de l’automatisme surréaliste. Lorsque la Guerre Civile espagnole éclate en 1936, Lam s’engage du côté des forces républicaines. Il prend les armes, dessine des affiches de propagande et travaille dans une usine d’armement. Intoxiqué par les produits chimiques en 1937, il est soigné près de Barcelone, où il étudie l’art de Henri Matisse et rencontre le peintre Manolo Hugué. Ce dernier l’encourage à se rendre à Paris afin de rencontrer Picasso. Wifredo Lam dans son atelier rue Armand Moisant, Paris, 1940. L’aventure parisienne   En mai 1938, Wifredo Lam gagne Paris et se présente à Picasso. Une amitié sincère s’établit aussitôt entre les deux hommes, qui s’admireront toute leur vie réciproquement. Picasso joue pour son cadet le rôle de protecteur et d’intercesseur : il fait en sorte que le Cubain ne manque de rien pour peindre et l’introduit dans le milieu culturel local, en le présentant à ses amis poètes, artistes, critiques et marchands d’art : Tristan Tzara, Paul Éluard, Henri Matisse, Joan Miró, Fernand Léger, Georges Braque, Dora Maar, Man Ray, Michel Leiris, Pierre Loeb, Christian Zervos, Pierre Mabille… Les figures que Lam peint à cette époque deviennent hiératiques, stylisées, à l’image des sculptures africaines qu’il découvre en visitant, en compagnie de Michel Leiris, le musée ethnographique du Trocadéro et les galeries spécialisées de la capitale. Madame Lumumba, 1938, gouache sur papier Wifredo Lam, Madame Lumumba, gouache sur papier, 1938. Le séjour marseillais   En juin 1940, lorsque les Allemands entrent dans Paris, Wifredo Lam et sa compagne Helena Holzer se réfugient en zone libre, à Marseille, d’où ils espèrent pouvoir quitter l’Europe en guerre. De nombreux artistes et intellectuels, dont beaucoup de surréalistes, ont également rejoint la cité phocéenne : André Breton, Victor Serge, Benjamin Péret, Oscar Domínguez, Max Ernst, André Masson, Victor Brauner, Jacques Hérold… Pour tromper l’attente et l’ennui, ils se réunissent dans un café du Vieux-Port ou à la villa Air-Bel, logement de Breton et de sa famille mis à disposition par le Centre Américain de Secours, pour pratiquer divers jeux de création sollicitant l’automatisme et l’exploration de l’inconscient : cadavres exquis, dessins automatiques, collages… Parmi leurs réalisations collectives : le Jeu de Marseille, un jeu de carte dans lequel les familles et les personnages habituels ont été remplacés par les icônes et les valeurs du mouvement surréaliste. Pendant ce séjour, André Breton écrit le poème Fata Morgana et demande à Lam de l’illustrer. Les nombreux dessins préparatoires que celui-ci exécute marquent la naissance du nouveau monde formel de l’artiste, de son univers graphique particulier, empreint de métamorphoses et de poésie. Lam avec d’autres artistes réfugiés à la villa Air-Bel, Marseille, 1940. CUBA: LA NATURE ET LES DIEUX, 1941-1946   Retour au pays natal   Le 25 mars 1941, Wifredo Lam et sa compagne embarquent, avec André Breton, sa famille et plus de trois cents voyageurs, dont Claude Lévi-Strauss, à bord du « Capitaine Paul-Lemerle », direction le Nouveau Monde. En route, ils font escale à la Martinique, où André Breton et Wifredo Lam font la connaissance d’Aimé Césaire. C’est le début d’une amitié indéfectible et d’une collaboration artistique fructueuse entre Césaire et Lam. En juin 1941, André Breton gagne New York, où il reconstituera un cercle surréaliste qui aura une grande influence sur les milieux artistiques d’avant-garde. Lam arrive, quant à lui, à Cuba au mois d’août et découvre un pays dominé par la corruption, la mafia et les discriminations de toutes sortes. Lam devant La Jungla, La Mañana verde et La Silla, dans son atelier de La Havane, 1943. La Jungla   Fasciné par la beauté sauvage des Tropiques et immergé dans le monde spirituel afro-cubain (santería, culte du palo monte, rites de la société secrète abakuá), Lam s’attèle à livrer en peinture un combat similaire à celui de Césaire en faveur de la reconnaissance de l’homme noir. Entre 1942 et 1943, il donne naissance à La Jungla, véritable manifeste pictural en l’honneur de la poésie des Noirs et de la décolonisation culturelle de son pays, qui le propulse sur la scène artistique mondiale. Dès lors, le foisonnement, le mystère et la magie de sa Caraïbe natale explosent dans ses toiles, où se mêlent, dans un univers symbolique, mythique et spirituel syncrétique, les formes humaines, animales et végétales. Considéré, par son compatriote l’écrivain Alejo Carpentier, comme un messager du « réel merveilleux », de cette magie naturelle spécifique à la Caraïbe et au continent américain, Wifredo Lam poursuit sa quête d’une œuvre plastique capable de faire travailler l’imagination et créé des tableaux à profusion. 43.12 Wifredo Lam, La Jungla, huile sur papier marouflé, 1942-43. La nuit en Haïti   L’hiver 1945-46, Lam retrouve Breton, en Haïti où ils ont été invités par leur ami Pierre Mabille, alors attaché culturel de la France libre. Lam expose ses toiles au centre d’art de Port-au-Prince tandis que Breton prononce des conférences incitant les Haïtiens à lutter contre l’impérialisme. Les trois hommes assistent à des cérémonies vaudous et rencontrent les artistes et les intellectuels haïtiens. Leur impact sur le milieu culturel local est fondamental. Au mois de janvier 1946, une insurrection éclate, provoquant la chute du régime dictatorial d’Élie Lescot. Breton et Mabille sont expulsés. Lam retourne à La Havane, où se tient sa première exposition personnelle sur sa terre natale. Peu après, il se rend aux États-Unis, où il rencontre les artistes Marcel Duchamp, Arshile Gorky, Robert Motherwell, Roberto Matta, entre autres, avant de gagner l’Europe, où il revoit ses amis Picasso et Césaire et fait la connaissance d’Asger Jorn, futur fondateur du mouvement CoBrA. Wifredo Lam et André-Breton, Haïti, 1946. UNE OEUVRE UNIVERSELLE, 1946-1957   Le peintre des profondeurs   Depuis 1944, Wifredo Lam étudie l’alchimie, l’hermétisme, l’ésotérisme, la philosophie taoïste et la psychanalyse jungienne. Autant de domaines qui traitent de la conjonction des opposés, du potentiel de métamorphose et de renaissance et de la vision d’un monde où chaque être, chaque élément est une composante d’un tout indifférencié. Les œuvres qu’il créé à cette époque reflètent sa profonde analyse de la psyché humaine et de ses projections mystiques et spirituelles. À partir de 1946-47, ses tableaux, peints de nuit, s’assombrissent ; ses figures inquiétantes et énigmatiques participent au Grand Œuvre, s’appliquent, dans une dynamique de création-destruction-reconstruction, à la synthèse de la matière et de l’esprit, à l’élaboration de la pierre philosophale, symbole du perfectionnement, de la transcendance de l’âme humaine. Les toiles du Cubain constituent désormais des paraboles du processus d’individuation (réalisation de soi), tel que défini par Carl Gustav Jung, qui passe par l’unification du conscient et de l’inconscient et qui représente la condition nécessaire d’une cohésion plus intensive et plus universelle entre les hommes. En confrontant le spectateur avec le côté obscur de la nature humaine, Lam cherche à révéler, au-delà de toute appartenance culturelle, ce qu’il y a d’universel en l’homme. Wifredo Lam devant Bélial, empereur des mouches, La Havane, 1948. Un nouveau mythe   Entre 1946 et 1952, le peintre partage son temps entre La Havane, New York et Paris, où il participe à diverses expositions et créations collectives tant avec les surréalistes qu’avec les artistes nord-américains et cubains. En 1950, Wifredo Lam et Helena Holzer se séparent. L’année suivante, lauréat d’une bourse du gouvernement cubain, il se rend en Europe pour poursuivre sa carrière. En 1954, il s’installe à Paris, à la villa Alésia, et continue de matérialiser dans ses œuvres le règne de ses créatures originales menant bataille pour l’avènement d’une ère nouvelle, d’une meilleure humanité, basée sur une émancipation totale, une renaissance culturelle et spirituelle de tous les hommes. 058Lam Wifredo Lam, Les Noces, huile sur toile, 1947. Entre l’Ancien et le Nouveau monde   Tout au long des années 1950, Wifredo Lam ne cesse de voyager et de se lier avec des artistes et des poètes de tous horizons (Europe du Nord, Scandinavie, Italie…) et mouvements (École de Paris, CoBrA, mouvement international pour un Bauhaus imaginaire, Phases, movimento nucleare, Internationale situationniste…). En 1955, il se rend au Venezuela pour décorer, avec Calder et Vasarely, l’université de Caracas. Cette même année, il rencontre la jeune artiste suédoise Lou Laurin, qui deviendra sa femme en 1960 et la mère de ses trois autres garçons. Entre-temps, il voyage au Mato Grosso avec sa compagne Nicole Raoul, qui lui donnera un fils en 1958. En 1957, Lam séjourne à Milan, avec les artistes Piero Manzoni, Enrico Baj, Lucio Fontana et rencontre Giorgio Upiglio, maître graveur avec lequel il créera la plupart de ses œuvres gravées. Puis, il gagne, avec Lou Laurin, le Mexique et Cuba. 18.Pablo Picasso et Wifredo Lam, Vallauris, ca 1954 Pablo Picasso et Wifredo Lam, Vallauris, ca 1954. UNE CARRIERE INTERNATIONALE, 1957-1982   Errance et reconnaissance   Entre 1957 et 1961, Wifredo Lam vit et travaille entre les États-Unis, la France et l’Italie. En 1961, pendant la guerre d’Algérie, le peintre, victime de comportements racistes, quitte Paris et s’installe en Suisse. L’année suivante, il fait construire une maison et un atelier à Albisola Mare, en Italie, une petite commune de Ligurie devenue le lieu de rendez-vous estival de nombreux artistes internationaux (Lucio Fontana, Enrico Baj, Asger Jorn…). Tout au long des années 1960 et 1970, Lam multiplie les expositions personnelles et collectives aux quatre coins de monde. Les différents milieux d’avant-garde le célèbrent en tant que porte-parole de la culture de métissage et initiateur d’un art universel. En 1964, il reçoit le Guggenheim International Award de New York et le prix Marzotto de Valdino. En 1972, c’est le prix de la 36ème Biennale de Venise qui lui est décerné. Ses nouvelles peintures présentent une palette chromatique réduite, limitée à des tonalités telluriques, tandis que ses figures deviennent plus incisives, plus mécaniques, dotées d’une anatomie parfois tubulaire. Ces êtres, qui participent aux mêmes rituels d’offrande, de possession et de métamorphose, semblent être autant les témoins des progrès technologiques de cette époque que le reflet de la nouvelle humanité en marche. Interconnectés entre elles, ses créatures ont transcendé les limites séparant matérialité et spiritualité pour célébrer l’essence même de la vitalité et le pouvoir de création. 66.11 Wifredo Lam, Le Tiers-Monde, huile sur toile, 1966. Un artiste engagé   Peintre aux convictions politiques fortes, Lam a manifesté un grand enthousiasme lors du triomphe de la Révolution cubaine. Considéré comme un « artiste national », il reçoit en 1965 la commande d’une œuvre pour le palais présidentiel de La Havane. Il se rend à Cuba en 1963, rencontre Fidel Castro et réalise El tercer mundo, une toile de grande dimension célébrant l’émergence et l’affirmation politique, sociale et culturelle du Tiers-Monde. En 1967, Lam fait se déplacer, à La Havane, l’annuel Salon de Mai de Paris : une centaine d’artistes, d’intellectuels et d’écrivains, tous courants confondus (César, Erró, Hundertwasser, Marguerite Duras, Gherasim Luca, Paul Rebeyrolle…) apportent ainsi leur soutien à la Révolution. En 1968, Lam participe avec Aimé Césaire et Michel Leiris au Congrès culturel de La Havane. Exploration d’autres médiums   Dans les années 1960 et 1970, Wifredo Lam réalise un grand nombre d’œuvres gravées et lithographiées pour plusieurs projets éditoriaux avec ses amis poètes et écrivains. Il s’initie aussi à la sculpture et surtout, à partir de 1975, à la céramique, medium mariant la terre et le feu qui le surprend et le fascine. En 1978, l’artiste est victime d’une attaque cérébrale qui le laisse partiellement paralysé et le cloue dans un fauteuil roulant. De sa main droite encore valide, il continue à créer dessins, pastels et gravures. Nostalgique de son pays, il se rend à Cuba en 1980. De retour en Italie, il tient à terminer les eaux-fortes pour Annonciation, commencées dans les années 1960. Wifredo Lam décède à Paris, le 11 septembre 1982, à l’âge de 79 ans. Selon ses vœux, ses cendres sont ramenées à La Havane, où des funérailles nationales sont organisées. E-74.29 Wifredo Lam, eau-forte pour « Contre une maison sèche » de René Char, 1974. HERITAGE   À une époque où les sociétés sont marquées et transformées par la mondialisation, les progrès technologiques, le matérialisme, les migrations de population, le déracinement culturel, la montée des nationalismes et autres périls menaçant notre humanité, l’œuvre de Wifredo Lam, qui nous invite à retrouver et entretenir notre part tant individuelle que collective de spiritualité et nous enjoint à conserver et pérenniser les sentiments d’humilité, de fraternité et d’égalité, se doit d’être connue et partagée. Lam en 1980 Wifredo Lam à La Havane, 1980.