Lumières et ombres de la femme dans l’oeuvre de Wifredo Lam

par Peggy Bonnet Vergara

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Article publié dans le catalogue de l’exposition Wifredo Lam, L’Urgence poétique, Guadeloupe, 2004, p. 27-33.

L’adjectif qui revient le plus, quand on aborde l’œuvre de Wifredo Lam et les divers textes d’érudits qui s’y rapportent, est vraisemblablement celui d’«universel». Un seul mot semble ainsi résumer des années de travail, d’inspiration et de réflexion ; des centaines de tableaux, de gravures, de dessins, de pastels ; toute une vie dédiée à l’art et à ses mystères. Mais quel mot ! C’est celui qui unifie pour confondre, qui embrasse la totalité des êtres et des choses ; c’est celui qui s’adresse à tous, se nourrit de tous et qui est compris car ressenti par tous !

Telle est bien l’œuvre de Wifredo Lam en effet. De cet homme – comme tout homme – ‘fruit’ de la vie, issu de familles, d’origines, de cultures hétéroclites, portant naturellement en lui les stigmates des fluctuations hasardeuses de l’histoire. Universel, il le fut en effet non seulement par ses origines mais aussi et surtout par ses pérégrinations de par le monde, par sa quête incessante d’échanges culturels, d’expressions artistiques, de créations poétiques. Universel, il le fut, oui, dans sa vie et dans son œuvre pour avoir retracé, d’année en année, de continent en continent, l’histoire de l’art de l’humanité tout en cherchant à se rapprocher davantage de la modernité et à façonner sa propre originalité. Universel, enfin, pour avoir recréé, à sa terrible façon, l’appel envoûtant du mystère premier, l’éternelle interrogation en suspens sur l’origine de l’humanité, de la vitalité.

La Rumeur de la terre, 1950, huile sur toile

Wifredo Lam, La Rumeur de la terre, huile sur toile, 1950.

Ainsi, à travers le peuple d’êtres hybrides et déconcertants de sa poétique, qui s’unissent dans leur chair, fusionnent leurs énergies, se réinventent en de nouvelles entités, Wifredo Lam reflète, par ce syncrétisme formel et identitaire, la vision empreinte de crainte, de superstition et surtout de magie, de nos ancêtres, les premiers hommes, devant la grandeur de la nature environnante. C’est la dimension intemporelle et universelle de la vie, dans ses manifestations terrestres mais aussi surnaturelles, qui est chez lui célébrée. Et l’énergie utilisée n’est pas seulement vitale, elle est aussi matérielle, spirituelle, cosmologique. Là demeure l’âme de l’art de Lam ! Dans son bestiaire d’êtres, à queues de cheval, jambes humaines et faces lunaires, dans ses formes abstraites, virevoltantes, à gueule d’étrier et au couteau brandi ; dans chacune de ses manipulations génétiques frénétiques du pinceau ou du trait, Wifredo Lam interpelle le spectateur sur les énigmes de la vie, de la mort, de l’art, de l’amour, de l’homme et de la femme. Lui non plus n’a pas échappé à cet autre secret inexpliqué auquel l’histoire de l’humanité s’est frottée, piquée, brûlée : la femme, cette créature aux mille visages qui depuis tout temps fascine, émerveille, terrifie les hommes, qui ne cesse de hanter les artistes et d’être dévoilée, conjuguée, sublimée sous la plume des poètes, le pinceau des peintres.

Sans titre, dessin préparatoire pour Fata Morgana, série des carnets de Marseille, 1941

Wifredo Lam, Sans titre, dessin préparatoire pour « Fata Morgana », série des carnets de Marseille, 1941.

Incarnation artistique des pulsions sexuelles masculines, son image trahit le malaise ou l’ivresse de chacun. Qu’ils furent romantiques, surréalistes ou ‘modernistes’, les hommes ont célébré les vices et vertus de l’autre sexe. Leurs fantasmes se sont prêtés au jeu de la création, révélant un univers de visions merveilleuses, mystérieuses, voire dangereuses de la femme. Comme si elle était vue, analysée, créée, recréée au travers des nombreux petits cailloux colorés d’un kaléidoscope. Dans son choc des cultures et son univers magique des formes, l’art de Lam est aussi l’œuvre d’un poète, d’un amoureux, d’un séducteur qui collectionnait le cœur des belles. Sensible au mystère féminin, il en a célébré les charmes et les mirages. Parmi les cornes, les sabots, les crinières de la gente ‘lamienne’ ; entre les lianes, les feuillages, les esprits et tous les sauvages personnages qui peuplent son langage, nous voyons facilement apparaître une face, une essence, une identité, une évocation de la féminité. Constituant un univers d’identités multiples à elle seule, nous pouvons nous demander alors, quelle est la place, au sein de l’édifice de l’artiste, de cette femme qui parsème ses créations tout autant par certaines formes subjectives comme un sein, une chevelure, une main que par les conceptions mythiques traditionnelles qu’elle dégage.

Lors de son séjour à Marseille de juillet 1940 à mars 1941, aux côtés d’André Breton et de quelques surréalistes réfugiés dans la cité phocéenne, Wifredo Lam eut pour la première fois l’occasion de collaborer, en tant qu’illustrateur, à la réalisation d’une œuvre poétique : Fata Morgana que Breton venait juste d’écrire. Par l’absence de tout contrôle exercé par la raison, par le recours au geste automatique et les libres associations d’idées, préconisés dans les pratiques surréalistes, Lam acquit une plus grande liberté formelle et iconographique en faisant appel aux ressources infinies de l’imagination. Ainsi, les dessins à l’encre réalisés pour ce long poème marquèrent la naissance de son monde étrange, de son bestiaire d’êtres fantastiques dans lequel les sexes puis les espèces fusionnent. Dans ces illustrations où l’on voit apparaître ou continuer à se développer quelques identités originales de son vocabulaire formel comme l’androgynie, la maternité ou le biomorphisme, la femme investie sous un nouvel angle l’espace imaginaire et pictural du Cubain. Auparavant présente sous son aspect individuel, personnel dans les portraits des dames de son entourage ou comme modèle servant de support technique à ses recherches stylistiques – que ce soit dans ses séries d’odalisques de 1937 ou dans ses personnages hiératiques, méditatifs, proches de la stylisation de l’art tribal de 1938-1940 – la femme est désormais célébrée, sous les traits de sa compagne Helena Holzer, dans sa nature de femme-enfant, doyenne de l’innocence éternelle de l’amour, comme muse aux cheveux longs, inspiratrice de la verve artistique du peintre ou encore comme l’éternelle fiancée, cette autre moitié de l’androgyne primordial, dont tout un chacun aspire à l’accomplissement et à l’unité tant physique que spirituelle.

Déesse avec feuillage, 1942, gouache sur papier

Wifredo Lam, Déesse avec feuillage, gouache sur papier, 1942.

Dès lors, certaines de ces identités féminines se feront récurrentes dans toute son œuvre, y compris dans ses gravures, où nous retrouvons ces créatures androgynes aux seins généreux et aux mentons ornés de testicules, ces êtres qui se dédoublent, s’interpénètrent, mutent dans leur nature qui n’est déjà plus humaine mais bien plutôt hybride, animale et végétale. Aussi, n’est-il pas étonnant de retrouver ces êtres en regard d’Apostroph’Apocalypse de Gherasim Luca dénonçant le danger de l’arme nucléaire, non pas en tant qu’exemples de mutations possibles en conséquences de l’emploi d’une telle arme mais plutôt comme manifestes à la gloire de l’essence vitale, souveraine et impénétrable. Car, le corps métamorphosé, couverte de feuillage, ornée de sabots, de cornes ou de plumes, la femme participe, sous ses aspects terrestres de donneuse de vie et de mort, au cycle de la nature tel que l’univers de Lam nous le rappelle dans sa célébration de Dame Nature, de la Terre Mère, génératrice et nourricière. Mais la femme, parée de sa chevelure feuillue et de ses bourgeons prêts à éclore, est également munie de ronces, d’épines menaçantes qui sont autant d’atouts pour défendre ou dissuader toute atteinte au patrimoine vital qu’elle incarne.

De même, ces femmes-oiseaux, ces oiseaux de la paix, ces seins ailés pointés comme des canons, qui accompagnent notamment le poème Croiseur Noir d’André Pieyre de Mandiargues, lui aussi sur le thème de la menace nucléaire, constituent autant de symboles de la victoire de la vie sur la guerre et la destruction. Le recours aux volatiles, Coqs Caraïbe ou Oiseaux Cannibales, mi-hommes, mi-animaux, nichant dans les têtes des personnages ou encore élevés, par des mains délicates, en présentation ou en offrande, participe de cette même volonté de démonstration, en tant que gardiens d’un capital aussi vital que spirituel. Coqs de Chango ou d’Ogun, ils rappellent ces sacrifices de pigeons ou de poulets que l’on fait aux dieux – dans la religion yoruba pratiquée à Cuba ou dans le vaudou des Antilles – pour qu’ils se nourrissent de leur sang et se recouvrent de leurs plumes. Chez Lam, qui depuis son retour à Cuba en 1941 s’intéressa de très près aux croyances et pratiques religieuses de son île, les nombreuses têtes ou les chapeaux parés de ces volatiles évoquent également la représentation d’Eiye ororo (comme l’a souligné Desiderio Navarro dans son essai «Leer a Lam», Premio de la Crítica, Salon de Artes Plasticas, UNEAC, La Habana, 1987, P. 6), l’oiseau que Dieu pose, dans la tradition yoruba, sur la tête de l’homme ou de la femme, à sa naissance, comme emblème de l’esprit, du pouvoir et du destin de la personne. Enfin, ils peuvent être associés à l’orisha Osun, qui, toujours dans la mythologie yoruba, est le gardien de la tête ; il représente la vie elle-même et est matérialisé sous la forme d’un oiseau en fer forgé. La femme accompagnée ou hybridée par ces volatiles devient en quelque sorte l’héritière, la protectrice de la spiritualité.

Mofumbe, 1943, huile sur toile

Wifredo Lam, Mofumbe, huile sur toile, 1943.

Une autre identité féminine récurrente dans le bestiaire ‘lamien’ et que l’on retrouve dans la plupart de ses gravures dont, ici, L’Antichambre de la Nature, Apostroph’Apocalypse, Annonciation, Visible invisible, Le Regard Vertical ou Orsa Maggiore, est cette étrange créature aux seins relevés et à la face allongée, aux gracieux déhanchés et aux ports de tête majestueux, baptisée ‘femme-cheval’ (Lowery Sims a été l’une des premières à s’intéresser à cette entité particulière chez Lam. Pour plus d’informations, voir notamment Lou Laurin-Lam, Catalogue Raisonné of the Painted Work of Wifredo Lam, Volume I, 1923-1960. Lausanne : Editions Acatos, 1996. Pp. 118-169.), naturellement élégante et mystique, et qui peut être considérée comme le pendant féminin du minotaure ‘picassien’ – de ce puissant homme-taureau personnifiant la virilité suprême – dans son incarnation de la féminité bestiale, naturelle et sauvage. En buste, elle ne nous offre toujours qu’un profil à regarder et bien qu’impassible, elle semble sans cesse nous interpeller. C’est peut-être qu’elle a fonction de messagère, cette femme-cheval, relieuse d’hommes aux esprits puisque, dans ces mêmes rites vaudous et yorubas, les dieux ou les morts prennent possession du corps de leur disciple en transe, en le chevauchant, pour communiquer à travers lui.

La femme-cheval n’est pas la seule à exercer ce rôle d’intermédiaire entre les mondes terrestres et célestes, d’intercesseur entre les dieux et les hommes ; d’autres entités féminines partagent chez Lam cette fonction comme ces innombrables femmes en situation d’offrandes, brandissant des lampes, des couteaux, des bouquets de fleurs, présentant à bout de bras des oiseaux, des animaux, des coupes cérémonielles ou encore ces petites têtes cornues, semi-circulaires, qui évoquent l’orisha Eleggua – le loa Legba, gardien du destin, ouvrant ou fermant les portes de la vie selon son bon vouloir. En détenant d’un côté le feu sous la forme de flammes, de bougies ou de lampes et de l’autre le couteau sacrificiel, les femmes de Lam s’affichent en gardiennes et détentrices de la lumière, de la magie et une fois de plus de la vie. Car, comme le souligna Pierre Mabille (Wifredo Lam et Pierre Mabille se sont rencontrés à Paris vers 1939. Ils se visitèrent souvent à Cuba dans les années 40 mais aussi en Haïti, où, Mabille, alors attaché culturel à l’ambassade de France, lui organisa une exposition personnelle en 1946), grand ami de Wifredo Lam qui l’initia plus particulièrement à l’alchimie et à l’ésotérisme, « la conquête de la lumière est pour l’homme le premier pas de la maîtrise du monde et posséder la lumière consiste donc à créer la lampe qui supprimera la nuit et avec elle son cortège de terreurs » (Pierre Mabille. Conscience lumineuse, conscience picturale. Paris : José Corti, 1989. P. 36. Première édition en 1938 chez Skira). La lumière symbolisant la connaissance et la vérité, la lampe a fonction de transmission du savoir et de la spiritualité d’où sa préciosité à garder et protéger. Dans la tradition mystique, la lampe peut aussi représenter l’homme : le support étant son corps, l’huile à brûler son principe de vie et la flamme son esprit. Dans cette perspective, l’offrande de la lampe équivaudrait à un don de soi, à une demande de protection envers les esprits : « Sur l’autel, où les rites s’élèvent vers la force principale de la nature, la flamme témoigne de la puissance que l’homme s’est acquise » (Ibidem. P. 36). Le feu, qui se veut aussi régénérateur et purificateur, représente l’illumination et la destruction, la mort et la renaissance ; en offrant le feu, c’est un échange de forces de vie qui est consommé. Il en est de même du couteau brandi, arme à la fois défensive et agressive, outil de défense de l’individu, de la famille, du groupe social mais aussi des idées politiques et intellectuelles.

La Fiancée de Kiriwina, 1949, huile sur toile

Wifredo Lam, La Fiancée de Kiriwina, huile sur toile, 1949.

A sa fonction dissuasive et protectrice, s’ajoute désormais chez Lam la fonction rituelle : le couteau, instrument du sacrifice, est le véhicule de la destruction, le serviteur de la mort mais aussi le transformateur, le répartiteur d’énergie, le lien entre l’homme, l’offrande et les dieux. Telles les prêtresses de l’Antiquité ou les figures impassibles de l’Egypte pharaonique, ces femmes signent, par l’accomplissement de leur rituel d’offrande ou de sacrifice, un pacte de respect et d’union envers les ancêtres, les esprits et les divinités.

Enfin, chez Lam, une autre entité a vocation d’intermédiaire entre deux mondes distincts, il s’agit de la femme au miroir. Ses apparitions dans son œuvre ne sont pas très nombreuses – nous trouvons cependant un exemple dans une des illustrations de L’Herbe sous les pavés de Jean-Dominique Rey – mais suscitent néanmoins la curiosité par son originalité. Le miroir dans sa définition même est un instrument magique, pouvant refléter à l’identique mais de façon inversée le monde qui nous entoure, recréant ainsi une nouvelle représentation de la vie et de nous-mêmes. En tant que surface réfléchissante, le miroir possède une symbolique riche dans l’ordre de la connaissance : il reflète la vérité telle qu’elle nous apparaît, incarnant lui aussi la sagesse et la connaissance mais reflète en même temps un aspect de la réalité qui est déformé par l’image inversée, plongeant alors l’observateur dans le domaine de l’illusion et de la vacuité. Sujet de prédilection des Vanités des peintres du XVIIème siècle cherchant à évoquer symboliquement la destinée mortelle de l’homme, le miroir se retrouve chez Lam dans une perspective opposée, plus proche de celle de Lewis Carroll et de son Alice au Pays des Merveilles, où le miroir constitue le seuil, le passage mystérieux menant à un monde enchanté, merveilleux où l’impossible devient possible et les rêves réalités. Moyen de défense comme dans Fata Morgana de Breton (voir: André Breton, Œuvres Complètes, Gallimard, 1968. P. 1193. Le basilic est un animal fabuleux de l’Antiquité se retrouvant dans la tradition médiévale, qui tue ceux qu’il regarde. On s’en défend en lui opposant un miroir, l’animal étant tué par son propre regard), objet engendrant les premières interrogations métaphysiques pour Mabille (Dans la mesure où, posant le problème de l’illusion et de l’inversion, le miroir nous permet d’accéder à l’inconscient, à l’origine du rêve, au lieu où le désir parvient à s’exprimer confusément, libérant ainsi l’homme du carcan de la réalité et lui permettant d’accéder au domaine de l’imaginaire et du merveilleux. Voir Pierre Mabille. Le Miroir du Merveilleux. Paris : Editions de Minuit, 1962. Pp. 23-24. Première édition en 1940 aux Editions du Sagittaire, Paris) ou instrument de divination dans la tradition ésotérique, le miroir, entre les mains de la femme, lui confère de nouveaux pouvoirs métaphysiques et l’élève alors au rang de magicienne. Gardienne du seuil, elle seule a le pouvoir d’accéder de part et d’autre des mondes séparés.

Maternité III, 1952, huile sur toile

Wifredo Lam, Maternité III, huile sur toile, 1952.

Outre leurs incarnations d’ordre terrestre, certaines identités féminines de Wifredo Lam relèvent d’une dimension plus céleste, dans une interprétation surnaturelle et divine du terme. Nous l’avons vu, Dame Nature, la femme-cheval ou encore les gardiennes du seuil possèdent par leurs hybridations identitaires ou leurs attributs cérémoniels, un surplus d’énergie leur insufflant une part de déité. Investie de forces bénéfiques ou maléfiques, la femme devient déesse, sainte, fée ou sorcière. Dans la série d’eaux-fortes d’Annonciation, à partir desquelles Aimé Césaire écrivit ses poèmes, nous retrouvons la femme à l’escalier, impassible et majestueuse, qui peuple bon nombre de ses dessins et qui est à rapprocher de la Vierge Marie, recevant le message d’Annonciation de l’ange Gabriel, souvent représenté par une femme-cheval ailée brandissant une lampe – ou dans le cas nous concernant d’un phallus plus qu’évocateur – et accompagné d’un oiseau ou d’un œuf ailé représentant sans doute le Saint Esprit. Pour autant, chez Lam, le terme d’annonciation n’est pas à prendre seulement dans son sens religieux mais aussi et surtout dans son sens général, visant à unir et confondre toutes les cultures dans une nouvelle ère annoncée, celle revendiquant le syncrétisme universel. Dans ces allusions faites à la Vierge Marie – dans ses œuvres sur le thème de l’annonciation, de la maternité, de la nativité ou du mariage mystique – la femme est investie d’une pureté, d’une innocence, d’une sainteté inhérente à sa définition. Mère de l’humanité, elle devient en même temps rédemptrice de celle-ci et les nombreuses femmes à la pomme tendue, davantage fruit d’immortalité du jardin des Hespérides que pomme de la discorde, que nous trouvons principalement dans les toiles de Lam, sont, d’après nous, autant d’Eve, de Vénus ou d’Aphrodite, magnifiant l’idée d’amour au détriment de celui de péché.

De même, les fées, messagère de l’autre monde, voyageant souvent sous la forme d’un oiseau ou d’un cygne, remettent à ceux qui les sollicitent, une pomme ou une branche possédant des qualités merveilleuses. Originellement expressions de la Terre Mère, elles devinrent esprits des eaux et de la végétation, apparaissant le plus souvent près d’une source, d’une grotte ou d’un fleuve mugissant. Certains tableaux de Lam comme Zambezia-Zambezia, Tresse d’eau ou La Sirène du Niger évoquent des entités féminines aquatiques, mystérieuses et envoûtantes qui peuvent être rapprochées de ces fées mais aussi d’un mythe cubain d’origine amérindienne que le peintre côtoya durant son enfance à Sagua la Grande : celui de ‘la Madre de Agua’, de cette femme-serpent hantant les points d’eaux de la campagne cubaine et attendant que ses victimes humaines s’approchent d’un peu trop près afin de les précipiter dans ses profondeurs (Voir Samuel Feijóo. Mitologia Cubana. La Habana : Editorial Letras Cubanas, 1986. Pp. 179-224).

Femme assise, 1955, huile sur toile

Wifredo Lam, Femme assise, huile sur toile, 1955.

Ailleurs, la femme devient céleste par ses associations à la lune, à cet astre que Lam, enfant, était arrivé à s’imaginer comme « une créature terrible et mystérieuse » (Wifredo Lam dans : Antonio Nuñez Jiménez. Wifredo Lam. La Habana : Editorial Letras Cubanas, 1982. P. 231), sous l’influence des superstitions de la campagne cubaine disant de fuir la lune, de ne pas croiser sa lumière sous peine de voir le diable apparaître et d’y faire très attention car elle vole les enfants et les emporte avec elle. Nombreuses sont les créatures féminines à face demi lunaire, qui renvoient aux notions de transformation, de croissance, de fécondité et d’immortalité inhérentes à l’astre, qui, à travers la mythologie, le folklore ou les contes populaires de toutes les époques et de tous les horizons, concerne la divinité de la femme et la puissance fécondante de la vie. Mais, ces êtres lunaires sont aussi à rapprocher des côtés obscurs de l’inconscient collectif dans la mesure où les phases visibles et invisibles de l’astre renvoient à la part d’âme animale, aux pulsions instinctives de l’individu, au primitif qui sommeille en nous et dont les manifestations se révèlent toutefois dans le sommeil, les rêves, l’imaginaire et se matérialisent notamment dans les créations artistiques.

Tantôt bonne, bienfaitrice dans sa dimension terrestre, tantôt maligne, initiatrice, enchanteresse dans son rôle d’intermédiaire ou encore tentatrice, maléfique ou rédemptrice sous ses aspects célestes et métaphysique de déesse ou de sorcière, la femme, détentrice des pouvoirs perdus de l’homme, est avant tout chez Lam la magicienne de l’amour, gracieuse, élégante, érotique. Dans les gravures, la femme se dévoile, davantage qu’ailleurs, car le contexte étant plus propice à l’intimité, une vulve peut apparaître et provoquer le trouble du sexe opposé. L’œuvre entière de Wifredo Lam constitue un hymne aux forces de régénération qui émanent de la femme, dispensatrice de l’idée d’amour, « seule capable », d’après André Breton, « de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l’idée de vie » et semble illustrer cette autre pensée de Breton : « C’est à l’artiste, en particulier, qu’il appartient (…) de faire prédominer au maximum tout ce qui ressortit au système féminin du monde par opposition au système masculin, de faire fond exclusivement sur les facultés de la femme, d’exalter, mieux même, de s’approprier jusqu’à faire jalousement sien tout ce qui la distingue de l’homme sous le rapport des modes d’appréciation et de volition ». Omniprésente dans ses créations sans être pour autant omnipotente, la femme observe, interpelle, interroge le geste de l’artiste, le regard du spectateur, oscillant, à l’heure de leur confrontation, entre éros et thanatos. Tels les reflets à la fois invisibles et aveuglants d’un miroir, chacune de ses apparitions reflète une émanation différente et pourtant universelle de son identité.

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